Les Pieds dans le plat

La bibliothèque libre.
Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?
Ajouter un fac-similé pour vérification, — comment faire ?


Les Pieds dans le plat
1933


I.

UN DES PUISSANTS DE CE MONDE UN DES MAÎTRES DE L’OPINION


Du soleil et de la tradition. Une lumière éclatante et le ferme propos de ne pas se laisser éblouir, etc., etc.

Les symboles pourraient ne point limiter leur jeu à ce double balancement d’images. Mais un esprit pondéré ne va pas se jucher sur une escarpolette d’antithèse qui, dans ses plus hautes volées, ne dominerait que métaphores hasardeuses et promenades parsemées de ces pièges à loup où viennent se prendre non les grands carnassiers mais l’innocente course beige des biches.

Aujourd’hui, ici, la troupe des idées cabriolantes ne se trouverait pourtant guère menacée. La mélancolie aux dents de brouillard ne sait mordre que dans du clair de lune. Et nous sommes en plein midi. Voilà pour le temps. Quant au lieu, l’empire romain a passé par là. Il y est même demeuré, s’est incorporé au sol de cette colline, l’a discipliné, militarisé, métamorphosant une terre amorphe en terrasses.

Un des puissants de ce monde, un des maîtres de l’opinion dont le sens de l’ordre se plaît à évoquer le grand passé classique, non pour de vains regrets mais pour de très viriles résolutions, va son chemin, — qui n’a certes rien d’un petit bonhomme, — bien calé dans une auto digne de la route romaine. Cette voiture toute neuve est de marque française car, si, à l’époque des Césars, on en était, et pour quelque temps encore, à la locomotion hippomobile, il importe de témoigner, dans les achats de véhicules à moteur, d’une solidarité sinon française, du moins latine et, à la rigueur, européenne, mais alors strictement européenne, car, après tous les tours qu’ils nous ont joués, les fils de l’oncle Sam, leur armée de Bonus, leurs gangsters, leurs milliardaires krackants et krackés, n’ont qu’à aller se faire pendre ailleurs.

Une brise légère jouant avec les poils blancs de sa poitrine et ceux qui servent de nid à certain oiseau et à ses œufs septuagénaires (d’ailleurs frais comme l'œil, grâce à Voronoff), celui qui se plaît à s’entendre appeler le prince des journalistes savoure le bonheur de vivre.

Voici, au creux d’un vallon, une ruine qui servait à transporter de l’eau avant la naissance de Jésus-Christ. Donc, sur l’accompagnement paradoxal et quasi imperceptible d’un moteur tout-puissant, les pensées n’ont qu’à se laisser flotter. Elles ne seront pas longues à toucher aux rives de la rêverie. Elles n’y perdront d’ailleurs rien de leur mesure. Incapable d’oublier que, si Fragonard et Hubert Robert furent à la hauteur de cette campagne, tout esprit français digne de ce nom peut et doit, du plus grand désordre, de certains délabrements, du fouillis même, composer un jardin, à la française précisément.

Et dire que les grands barbares roux que, fort à la légère, chanta Verlaine, osent revenir dans nos campagnes, sur nos plages, prennent à partie nos stations thermales, parlent de la vieillesse de ce pays et même paient de leurs deniers les feuilles de chou qui insinuent, à chaque nouvelle entreprise du prince des journalistes, que, cette fois, il se pourrait que ce fût son chant du cygne. Or un chant de prince des journalistes conscient de ses droits et devoirs nationaux ne saurait être que le chant du coq. Du coq gaulois. Il a des clairons plein la tête. Il est toujours prêt à sonner la charge. Même ses songes sont dédiés à la patrie et, cette nuit encore, il a rêvé qu’il était la veuve du Soldat Inconnu. Ah, cette raideur cadavérique ! Mais avoir conscience de ses droits et devoirs de Français, c’est être d’abord libéral. Ainsi, lui, le prince des journalistes il a accepté de déjeuner aujourd’hui avec une Autrichienne. Archiduchesse, il est vrai. Et que, derrière la grande dame, d’autres de nos anciens ennemis moins nobles par la naissance ou les intentions essaient de se faufiler, il y mettra bon ordre. Et surtout, attention aux soi-disant philosophes, poètes et cinéastes de l’Europe Centrale. Chaque matin, le directeur d’un grand quotidien se doit de rappeler au rédacteur de sa rubrique Lettres et Arts que l’invasion intellectuelle ne manque jamais d’annoncer l’autre. Donc surveiller, fortifier toutes les frontières. Et les frontières de l’esprit non moins que celles du Nord et de l’Est. Défendre le patrimoine moral de la France, la culture française, culture de l’esprit français, des jardins français, des jardins à la française, des jardins de la Française, aux allées bordées de buis, le buis lui-même se taillant en œuf à repriser les chaussettes, car la propriétaire, la Française, la bourgeoise française (toute française digne de ce nom étant une bourgeoise), même carrément sportive ou un tantinet cérébrale est et demeurera, jusqu’à la consommation des siècles, assez économe pour surveiller le bas de laine familial et ses bas de soie individuels et les raccommoder dès qu’ils commencent à se percer.

Assise à sa fenêtre, une chanson aux lèvres, une fleur au corsage, mais jamais le feu au derrière, cette gardienne des traditions, près de la table ornée des fruits les plus savoureux de son verger, n’est-ce pas un vrai Chardin ? L’intérieur est digne du paysage, le dedans vaut le dehors…

Le prince des journalistes s’attendrit. Il fond. Et non seulement au soleil de la canicule mais à celui, combien plus émouvant de la mémoire. Il revoit son père, sa mère, les braves gens qui passèrent leur vie à devenir vieux. Ils ne le procréèrent qu’au déclin de leur âge, afin de compenser par une très solide expérience certains désavantages congénitaux et peut-être héréditaires. Les nobles cœurs, ils avaient bien tort de se mettre en peine. Leur fils, s’il est de petite taille et d’humeur vive, n’en apparaît pas moins droit comme un i et, au fond, toujours maître de ses réflexes. En vérité, il se trouve assez réussi, tant au moral qu’au physique, pour savourer, de toute sa reconnaissance, à travers le paysage actuel, le souvenir de la ruine que son père avait fait construire près d’un étang dont les eaux se limitaient d’exquises petites berges. Le sage vieillard, après avoir prié le valet qui ne le quittait jamais d’un pas de lui installer son pliant et de lui couvrir les épaules d’un plaid écossais, n’avait plus qu’à s’asseoir, viser, tirer (ne savait-il pas tout de la réfraction des rayons, ce pêcheur à la carabine ?) une, deux, trois, quatre fois. Il avait tué le père, la mère, le petit garçon, la petite fille ablette.

C’étaient les plus françaises des vertus qui avaient valu à ce pêcheur à la carabine d’être devenu une olympienne statue de chaudes étoffes, au bord des eaux de l’automne. Une telle majesté cachait son douloureux secret. La mère de notre pêcheur à la carabine, du temps qu’elle le portait, s’était trouvée attaquée au coin d’un bois et, sans même avoir eu le temps de dire « ouf », saillie et, qui pis est, du côté pile. Comment l’enfant à naître n’aurait-il pas subi le contrecoup de cette odieuse violence ? Prévoyant un péché originel supplémentaire et dont nul baptême ne pourrait laver son rejeton, le mari de la sodomisée malgré elle, grand ami de Cambronne, profita de ses relations pour s’engager sur-le-champ et se faire tuer en héros, à la tête de la petite troupe dont il n’avait pas été long à mériter le commandement.

À tout péché, même involontaire, miséricorde. Cette miséricorde, l’orphelin la paya, il est vrai, d’une épilepsie congénitale. L’enfance ne lui fut guère joyeuse. Du plus loin qu’il se rappelle, il voit un cercle de cousines moustachues, ni chair ni poisson, ni chèvre ni chou, mais poivre et sel et plus aigres que douces qui entouraient sa mère, la sodomisée malgré elle. Il s’agissait, à tout prix, d’éviter un nouvel accident. C’est pourquoi l’on habitait en pleine Beauce.

À l’horizon, nul bosquet qui pût servir de cache-satyre. Les blés atteignaient-ils certaine hauteur, la jeune veuve était consignée à la maison jusqu’au passage de la dernière glaneuse.

Elle avait, de son aventure, gardé un penchant à la mélancolie. L’automatisme doux et désespéré de certains gestes indéfiniment répétés lui valait de s’entendre traiter d’originale et même de maniaque par ses gardiennes. Ainsi passait-elle des jours à se caresser les cheveux qu’elle avait naturellement ondulés mais qu’on lui défrisait chaque matin. Elle n’ouvrait pour ainsi dire jamais la bouche. Un soir que, par exception, elle parlait d’abondance, le regard réprobateur d’une des vieilles lui fit-il peur ?

Toujours est-il qu’elle bondit, prit son élan. Comme une des geôlières venait de s’assurer que portes et fenêtres étaient bien fermées à clef, nulle d’entre elles ne se donna la peine de la suivre. Et d’ailleurs la jeune femme n’alla pas loin, pas plus loin que la salle à manger, mais là, d’un candélabre hollandais, elle arracha une bougie violacée (tout était deuil et demi-deuil dans son charmant petit intérieur) puis en effleura d’un baiser pieux la cire, plus douce que la plus douce peau humaine.

À ce contact, une frénésie s’était répandue par les muqueuses de son palais jamais visité et, profitant de l’occasion, sa langue de veuve avait offert sa route d’extase, une route qui n’allait point s’arrêter là dès les premiers contreforts des amygdales, mais continuer plus loin, toujours plus loin. Déjà le soir tombait. Celle des cousines qui, le matin même, de ses propres mains avait garni le candélabre, se hâtait, avide de la petite féerie scintillante. Et voilà qu’une bougie manquait à l’appel. Cette bougie, elle avait émigré dans la bouche de la jeune femme étendue immobile sur le tapis. Toute couleur avait déjà déserté son visage. Le cylindre de cire n’en apparaissait que plus noir, démesuré, scandaleux.

Soixante ans de virginité ne purent empêcher de sourdre les eaux de l’instinct ni leur poussée d’avoir raison du granit des meilleures intentions, du roc de la plus irréprochable conduite. La vieille demoiselle hurla une phrase à faire rougir le cadavre. Ses compagnes d’accourir et de constater que les lèvres de la sodomisée malgré elle n’étaient plus qu’une alliance passée au doigt d’elles ne savaient quel monstre de virilité meurtrière.

Réduit au rôle passif d’orphelin épileptique, le père du prince des journalistes put admirer la présence d’esprit, la solidarité familiale dont firent preuve ses parentes au cours des cérémonies mortuaires. Elles commencèrent par refuser l’entrée de la chambre où la pauvre petite, comme elles disaient, dormait son dernier sommeil avec, toujours entre les dents, la chandelle que la contraction cadavérique n’avait point permis d’extraire.

Comme ils ne pouvaient rien tirer des vieilles, les curieux, — qui entendaient ne pas en être pour leurs frais de déplacement, — posaient des questions insidieuses à l’enfant, mais lui se conformait aux instructions et répondait, quoi qu’on lui demandât : « Ma mère est morte d’un transport au cerveau. » Déçus, les visiteurs se faisaient ironiques. Ils avaient un mauvais sourire, des haussements d’épaules à peine pitoyables, sifflaient « sincères condoléances » et, sous prétexte de le caresser, pinçaient de toutes leurs forces le cou de l’orphelin.

Lorsqu’il imagine l’enfance de son père, le prince des journalistes ne peut s’empêcher de le comparer à ce jeune Spartiate qui, nous rapporte l’histoire, se laissa dévorer l’abdomen par un renard plutôt que d’avouer qu’il cachait cet animal sous sa chlamyde. Mais, de même que le petit Lacédémonien avait payé de sa peau du ventre et de ses boyaux son héroïque mutisme, ainsi le vaillant garçonnet épileptique dut-il, par la suite et toute sa vie, subir les ravages du mot transport. Ces deux syllabes inoffensives pour le reste de l’humanité avaient, en lui, commencé leur travail de cannibale le jour de l’enterrement.

Soudain la formule lui était restée dans le gosier. Les lettres durcies par la répétition lui avaient vrillé le palais, s’étaient insinuées par un trou d’abord minuscule mais que leur insistance avait peu à peu élargi. Ainsi s’était ouverte une voie triomphale à la lourde mâchoire qui servait de tête au mot transport. Les deux syllabes, l’une en guise de corps, l’autre de figure, n’avaient qu’une insuffisante peau de voyelle collée à des os de consonne. Mais il faisait si chaud dans la cervelle de l’orphelin que squelette et boîte crânienne du substantif se mirent à fondre pour, assez promptement, se coaguler, gélatine elle-même vite scindée en deux tronçons, le premier (qui était le dernier, comme dans l’Évangile) lourdement écraseur. Transport. Port. Transe. Port. Port se retournait comme un ver, devenait trop et cela donnait trop de transes. Mais trop, lui-même réversible, reprenait sa forme initiale, et, avec le remords supplémentaire de voir l’orthographe violée, le garçonnet constatait la pesante naissance, derrière son front, d’un porc qui s’appelait trans. « Les petits cochons n’ont jamais mangé les gros » affirme la sagesse des nations. Et pourtant, sa tête de laquelle est né le porte-groin a pris feu, tant et si bien que sa cervelle déjà bouillante n’a plus qu’à fondre et devenir le lait dont se nourrit justement tout petit cochon dit de lait. Et l’orphelin de s’évanouir pour ressusciter, quelques minutes plus tard, dans les bras des cousines, aux cahots d’une haute et pompeuse voiture de deuil dont il s’entend dire qu’elle et d’autres semblables transportent la famille au cimetière. Mais, si la conséquence d’un prétendu transport au cerveau est un transport au cimetière, comment échapper au mot ennemi ? Ce rongeur pas même grand de dix lettres ne perdit jamais une occasion de l’assaillir par l'œil, par l’oreille. Ainsi, le jour de sa majorité, quand le notaire lui eut remis sa petite fortune, l’orphelin déjà se réjouissait de voir son patrimoine en grande partie constitué par des actions de la Compagnie des Omnibus. Soudain, il lut ce sous-titre : Transports en commun. Alors, malgré un sens inné de l’économie, il jeta tout le paquet au feu. Sacrifice héroïque mais inutile. Un cannibale de deux syllabes peut valoir en férocité ceux de deux mètres. Il leur est toujours supérieur par la souplesse et la ruse. Le lendemain de son mariage avec une délicieuse petite bossue, du haut d’un perron harmonieusement déployé devant le ravissant petit castel qu’elle lui avait apporté en dot, notre épileptique, les pouces dans les entournures du gilet, ses autres doigts voletant sur les revers de son veston, tels les pigeons de la place Saint-Marc, à Venise, attendait ses meubles et effets qui ne pouvaient tarder d’arriver, quand, justement, les deux percherons qui tiraient la précieuse cargaison apparurent. Déjà, il en était à de poétiques remarques sur le contraste entre le sable admirablement ratissé et les roues grossières qui le marquaient. La puissance des braves bêtes de somme ne faisait-elle pas ressortir la délicatesse d’une façade où le gothique se mariait si joliment à des souvenirs romans, à quelques constatations Renaissance, à une découverte algérienne et à deux hypothèses extrêmement orientales ? Des oiseaux chantaient autour du grand toit Mansard qui venait s’achever sur la véranda de la salle à manger par ses volants de tuiles vernissées dont les Chinois recouvrent leurs pagodes. La vie était belle. Après un demi-tour où les percherons avaient mis toute leur coquetterie de grands costauds bonasses, on commençait à décharger les meubles. Alors, sournoisement, le sort mit sous les yeux du jeune marié une inscription dont les lettres gigantesques couvraient toute la voiture : Transports et déménagements.

Pour que le transport au cerveau ne fût pas contesté, l’on avait laissé entendre dans la famille que, plusieurs mois avant sa mort, la sodomisée malgré elle s’était mise à déménager. Transport et déménagement… Un grand diable va droit devant soi, écarte tout et tous, pour faire un chemin plus glorieux au chandelier hollandais de sinistre mémoire, lequel, avec sa garniture de sombres bougies complétées on ne sait comment, semble quelque insolite ostensoir destiné à une messe, certes, ni blanche, ni bleue, ni rose.

Une crise d’épilepsie n’est jamais une petite affaire. À plus forte raison du haut d’un perron. Le malheureux descendit les marches, la tête la première, pour venir labourer, de toute sa gesticulante personne, le sable impeccable. Il y laissa un talon, deux ongles de la main droite, le fond de son pantalon et la peau qui correspondait à la surface du morceau d’étoffe arraché.

En dépit de leur naturel flegmatique, les percherons se cabrèrent, chacun d’eux voulant s’enfuir d’un côté opposé, si bien que, tirée à hue et à dia, la voiture cause de tout ce drame se disloqua, ne laissant d’elle-même et des meubles dont elle était pleine, qu’un enchevêtrement de planches, de vieux tessons, de soies en lambeaux, sur quoi les percherons qui s’y étaient pris les pattes finirent par tomber, déchirant leurs poitrails affolés.

Quand le calme fut revenu et qu’on eut débarrassé la scène du drame, les jeunes mariés, pour réduire au minimum, sinon au néant les mauvaises chances, décidèrent de ne jamais franchir les murs du parc, à l’intérieur desquels, fidèles à leur parole, ils se recueillirent trente années durant, avant de procréer celui qui, aujourd’hui reconnu prince des journalistes, évoque, plein de gratitude, les deux êtres rares dont l’existence, toute de sagesse et de méditation, consentit à n’être que le prologue sédentaire d’une activité qui devait le conduire, lui, au faîte des honneurs.

De l’enterrement d’une sodomisée malgré elle, à l’enterrement d’un président de la République, pourrait-on écrire en titre à l’histoire de cette famille bien française, telle qu’elle se déroula, tour à tour abominable, paisible, glorieuse.

Les cérémonies mortuaires ne sont-elles pas, entre toutes, significatives de notre civilisation ? Il serait donc juste que le récit décrivît d’abord une église quelconque où, après un service convenable mais modeste, des parentes dévouées et un orphelin souffrent d’avoir un secret à garder. En matière d’épilogue, la douloureuse mais héroïque apothéose de Notre-Dame. Des rois, des princes, des ministres, des archevêques plein la nef, des haut-parleurs qui vont porter à domicile les chants liturgiques. Mais dans ce chemin parcouru, aussi bien du point de vue national que familial, à travers les changements de régime, comme dans les moindres détails intimes dont le folklore de tout honnête foyer assure la transmission, quelle admirable ligne de continuité ! Le prince des journalistes a pris soin de ne jamais cesser de la suivre. C’est pourquoi, dans un temps où pullulent les « défaitistes du capitalisme » (l’expression est de lui et il y tient) il exhorte, au moins une fois par semaine, ses lecteurs à l’exercice des vertus bourgeoises, telles qu’elles n’ont cessé de se trouver pratiquées, au long des siècles derniers en dépit de l’adversité et de ses coups.

Pour lui, il a beau ne pas aimer se vanter, il doit bien reconnaître que sa vie sert de conclusion à l’histoire d’une famille si symboliquement française. La sodomisée malgré elle, mais c’est la France de 1870, envahie, meurtrie, la France qui devait, elle aussi, essayer de se suicider sans, grâce à Dieu, y parvenir, lors de la séparation de l’Église et de l’État. Une sagesse parfois douloureuse mais promise au triomphe final, parallèlement à celle dont firent preuve l’épileptique et la bossue, réussit à réparer les dégâts et amener le règne du prince des journalistes, dont l’ère glorieuse, chronologiquement du reste, coïncide avec l’épopée de 1914-1918.

Aujourd’hui, s’il sent ses idées s’enchaîner avec la joyeuse célérité qui, si paradoxal que cela puisse sembler, ne se révéla dans tout son rythme et toute son allégresse qu’à la messe d’enterrement du président de la République, c’est, constate-t-il, que la structure de ce pays témoigne du sens de la grandeur dans l’ordonnance qui fit du service funèbre à Notre-Dame « une fête de l’intelligence malgré le deuil du cœur », ainsi, du reste, qu’il l’a spécifié entre guillemets, au cours d’un de ses articles, avec un tel bonheur qu’on a repris cette trouvaille pour l’en frustrer et en attribuer la maternité à la poétesse Synovie… Le prince des journalistes revoit la nef de Notre-Dame. Les grandes orgues jouent. Le cardinal-archevêque officie avec un instinct des robes à traîne qui lui vaudra les compliments de la grande coquette nationale.

Un des puissants de ce monde, un des maîtres de l’opinion, que peut-il contre le trouble qui l’envahit, quand la petite sonnette de l’enfant de chœur plie dans un même recueillement tant de têtes, parmi lesquelles s’en trouvent de couronnées ? Alors, le chapeau installé avec le plus grand soin, sur un prie-Dieu qui paraissait de tout repos tombe, roule, soumis malgré le frein des bords en saillie à un mouvement que la forme cylindrique et la matière très lisse accélèrent. Et il serait allé jusqu’au parvis si, par miracle, le voisin aussi jeune que blond et aussi blond que complaisant n’avait, juste à temps, rattrapé le fugitif. Mais comme le prince des journalistes lui-même s’était déjà baissé, deux fronts se cognent, deux crânes prennent feu et deux systèmes artériels se changent en ruisseaux de phosphore. Ces images ne doivent, certes, pas donner à penser au lecteur que les apparences cessèrent une seconde de demeurer sauves. Non, personne ne put soupçonner quel incendie subit et réciproque avait éclaté dans le secret des figures composées et des gilets croisés, des jaquettes cérémonieuses et surtout des pantalons à raies claires sur fond noir. À faire plus capiteuse toute chaleur, l’encens, de son souffle mystique, attisait ces deux corrects brasiers. C’était de l’huile sur le feu, la sueur de cette foule en vase clos dont l’immense cathédrale de Paris n’était plus que le trop étroit contenant. Ne se trouvait-on point d’ailleurs entre gens bien élevés et plutôt soignés de leur personne ? L’élément mâle était composé de ces hommes toujours tirés à quatre épingles et qui n’oublient jamais de se vaporiser de l’eau de Cologne sous les bras avant de se rendre aux cérémonies officielles.

Les mieux éprouvés des gardiens de la tradition, professeurs de faculté, officiers supérieurs et dignitaires du haut clergé qu’on ne saurait soupçonner de prodigalité hydrothérapique, tous, soit la veille au soir, soit le matin même, avaient, sans exception, pris des bains, à tel point unanime et absolue était la volonté d’honorer le représentant de la France, de toutes les Frances, la libérale, la colonisatrice, l’administrative, la conservatrice, l’hypothécaire, la franc-maçonne, la religieuse, la familiale.

L’évêque recteur de l’Institut catholique avait même poussé le scrupule jusqu’à se poncer le nombril, en l’honneur de celui qu’il appelait un saint laïc et qui ne le cédait en rien aux saints religieux, puisqu’il avait payé sa place à l’Élysée de quatre fils tués à la guerre. Oui, quatre fois celui pour qui l’on avait drapé, illuminé la cathédrale, avait consenti à la patrie le sacrifice qu’Abraham se contenta d’esquisser une seule fois à la gloire de son Dieu jaloux. Et dire qu’on avait assassiné le père admirable, le Père. Parmi tous ceux qui se trouvaient assemblés derrière son catafalque et que le culte national de l’éloquence rendait pourtant difficiles en fait de discours, il n’en était pas un qui ne redît avec émotion les syllabes désormais historiques où le moderne patriarche avait mis son âme entière, sa grande âme, quand il s’écroula blessé à mort. « Oh là, là, tout de même ! » avait soupiré le héros. C’était simple mais ça partait droit du cœur pour aller droit au cœur des plus mâles officiels.

Quant aux femmes, la fine fleur des élégances aristocratiques, politiques, industrielles, artistiques, littéraires, même celles dont les réputations de coquettes impavides semblaient les plus inébranlables, au scintillement des cierges, les yeux leur brûlaient d’astres douloureux. Elles ne pouvaient retenir des larmes qui se frayaient un chemin au long des joues dont elles entraînaient la poudre de leurs torrents jusqu’aux commissures des lèvres. Les petits bâtons de rouge sortaient des sacs. Des mains qui ne savaient plus s’empêcher de trembler traçaient, en manières de digues, un accent circonflexe à l’endroit, un accent circonflexe à l’envers et, ainsi, chaque bouche défendue par un maquillage onctueux et imperméable, sous le ruissellement qui la perlait, devenait, à elle seule, tout un bouquet de géraniums mieux odorants que jardins après l’orage. Les parfums fondus, délayés se complétaient en gammes pénétrantes où éclatait parfois (car, hélas ! on ne peut compter sur la discrétion olfactive de certaines parvenues du monde ou du demi-monde) le hurlement d’un mouchoir trempé dans une de ces essences plutôt composées pour exaspérer les narines au cours de fêtes charnelles que pour rendre, par un matin funèbre, les derniers honneurs au chef de l’État.

Même les voiles de crêpe, drapeaux de l’austère douleur, s’ils se dégommaient sous l’action des pleurs des dames de la famille, c’était, non pour sentir, comme d’habitude, le chiffon parfumé au chien mouillé, mais afin que leur empois devînt la farine liant cette sauce d’amères voluptés. Ajoutez encore que la fatalité voulut que le prince des journalistes effleurât du dos de sa main, le pantalon du complaisant jeune homme. Et la fatalité voulut que ce complaisant jeune homme laissât voir qu’il n’était point fâché. Drelin, drelin. Le cardinal-archevêque descend de l’autel au catafalque. Il se tire mieux des marches de Notre-Dame que, de ses escaliers, la vedette emplumée d’une revue à grand spectacle.

Grand-croix de la Légion d’honneur, membre de l’Académie des sciences morales et politiques, président de L'Œuvre pour le relèvement de la jeunesse pervertie, le prince des journalistes ne songe certes point à compromettre sa carrière par le scandale qui peut résulter de quelque attouchement furtif. La gloire conseille prudence.

Mais, aujourd’hui, à Notre-Dame, l’assistance est triée sur le volet. Ce serait folie que de suspecter un professionnel du chantage dans la personne de cet adolescent aussi distingué que bien tourné, à l’aura d’ingénuité, de thé au citron, de lavande et de tabac anglais.


Drelin, drelin,
Qui ne risque rien
N’a rien.


Voyez comme le désir peut rendre poète. Et puisque ce jeune homme aux manières d’attaché d’ambassade ne demande qu’à se laisser explorer, eh bien cinq doigts habiles à manier le porte-plume vont voir de quoi il retourne. Quel bon gros stylo et comme l’encre doit en être sympathique…

Le maître des cérémonies a ordonné de se lever, de quitter les chaises. Le défilé commence. On se met en branle, sans jeux de mots, mais avec jeux de mains.

Jeux de mains,

Jeux de vilains, se plaisait à dire l’épileptique. Paix à son âme. Paix à toutes les âmes. On jette de l’eau bénite sur le catafalque. Le prince des journalistes suit le courant. Il sent un souffle sur sa nuque. Sa main droite s’agite et, vlan et vlan, la foule est si compacte qu’on peut fourrager tout à son aise, à s’en donner une crampe au poignet. Mais, en dépit de la chaude humidité qu’il ne tarde point à percevoir au travers de l’étoffe et des frémissements d’une chair pantelante et qui demande grâce, il ne consent point à lâcher sa proie.

Ses doigts ne se desserreront que venu leur tour de prendre le bâton asperseur. Mais encore, le pouce et l’index se livreront-ils à un jeu de titillation tel qu’il retiendra le regard de la duchesse de Monte Putina, une ancienne beauté, à ses débuts, ma foi, fort peu farouche, mais dont au cours d’une vie assez aventureuse, par un phénomène de transsubstantiation, les facultés putassières sont devenues spécifiquement mondaines, sociales et politiques. Personne n’a comme la Monte Putina le sens de la chose à dire. Si elle a conquis un à un ses galons de demi-mondanité, c’est qu’elle a su, en temps opportun, prendre un petit air distingué, sans répugner parfois même, aux manières évanescentes et au langage quelque peu amphigourique. Maintenant que la voici mariée avec un duc authentique, elle n’hésite pas à lâcher, si besoin en est, pour avoir l’air d’une vraie aristocrate, des mots plus gros qu’elle (qui n’est pas maigre).

Aussi, à la sortie de la messe d’enterrement, a-t-elle fait froid dans le dos au prince des journalistes, rien qu’à lui chuchoter ces mots : « Alors Voronoff a si bien réussi notre petite opération qu’on fait des papouilles aux goupillons, maintenant ? » La diablesse s’est-elle aperçue de quelque chose ? Avec elle on ne sait jamais. Pour calmer son inquiétude, le prince des journalistes n’a eu, il est vrai, qu’à se dire qu’elle a le sens de la solidarité. Il sait d’expérience qu’on peut compter sur sa discrétion. N’a-t-elle point, quinze années durant, sans trahir jamais le mystère de leurs chastes relations, fait comme si elle était sa maîtresse ? Certes, elle avait vu, au premier coup d'œil, qu’il n’était pas homme à badiner sur le décorum. D’ailleurs, ils ont l’un et l’autre joué franc jeu ; il n’a point lésiné sur les appointements mais il en a eu pour son argent et elle n’a point boudé à l’ouvrage. Elle n’a jamais pris pour une sinécure la fonction de pseudo-amante que lui avait valu un tact qui n’a jamais couru les rues du petit monde des femmes entretenues.

Aujourd’hui qu’elle est adoptée par le gratin, elle n’a plus de précautions à prendre. Elle peut souffler, jouir de son triomphe sans retenue, tailler, rogner, se taper sur les cuisses, dire ce qui lui passe par la tête. Elle n’en montre pas moins, en toute circonstance, assez d’à-propos pour que les plus pincées des douairières ne manquent jamais de constater avec un sourire très indulgent : « Notre chère Espéranza, elle fait la folle, mais elle ne perd pas le Nord… »

... « Et mon Nord est plus chaud que votre Sud, vieilles biques », pense tout bas Espéranza qui, peu satisfaite de son mari caduc mais pleine de respect pour le nom qu’elle lui doit, n’envisage même pas une possibilité d’adultère et n’a d’autre ressource que de se repaître du spectacle des amours d’autrui. « Espéranza se mettrait en quatre pour ses amis », a-t-on encore coutume de dire d’elle. Et, de fait, quelques jours après la remarque sur le parvis de Notre-Dame, le prince des journalistes rencontre chez elle le complaisant jeune homme dont la blondeur, il est vrai, s’accommodait mieux d’un gothique funèbre et ténébreux que des beiges variés du salon où Espéranza, pour se délasser du palais romain qu’elle habite, depuis son mariage, les trois quarts de l’année, s’est donné le paradoxal plaisir de combiner le cubisme (un cubisme apprivoisé s’entend, et dont les angles s’excusent à coups de velours prudents) et le style Biedermeier.

Le complaisant jeune homme, rien que par sa manière de ne pas répondre à ces pourtant très discrets tressaillements de paupière dont le prince des journalistes sollicitait sa mémoire, a laissé deviner sa nationalité anglaise. Et, à partir de ce flegme britannique, le prince des journalistes a tôt fait de reconnaître dans le sauveteur de son chapeau haut-de-forme le fils d’une Londonnienne, jadis célèbre par sa beauté, la marquise of Sussex, lady Primerose, la divine lady, comme on l’appelait, à cause de sa ressemblance avec lady Hamilton, dans la haute société cosmopolite sur laquelle son mariage avec un vieux gentleman des mieux nés lui avait valu de régner, en dépit d’une origine humble, sinon misérable.

Elle avait d’ailleurs vite quitté les capitales pour une solitude, d’abord florentine, puis provençale. Mais, quand elle sut par son fils, venu la rejoindre sur son coteau, que le prince des journalistes allait venir passer quelque temps sur la côte, elle se réjouit à la pensée de renouer des relations avec celui qu’elle se rappelait petit français piaffant, au jarret d’ailleurs mieux tendu que le reste. Elle n’avait pas oublié une malheureuse expérience, vieille déjà de trente années, mais, entre temps, elle avait eu d’autres soucis. De piquante blondinette, n’avait-elle pas voulu se métamorphoser en beauté classique ? Elle avait commencé par le nez dont elle avait un tel désir qu’il devînt grec. Mais la paraffine injectée ne sut garder son équilibre et tomba en avalanche entre derme et épiderme, jusqu’à cette fossette de sa joue droite qu’Édouard VII, du temps qu’il n’était encore que prince de Galles, avait appelée puits d’amour. Du coup, le puits d’amour se trouva comblé, et même au-delà, jusqu’à ne plus se signaler que par une boursouflure contre laquelle nul chirurgien n’osa rien tenter.

Après avoir longuement caché sa beauté saccagée, la marquise of Sussex éprouvait une telle joie de renouer avec le monde qu’elle s’était interdit regret et rancœur. Elle avait mis un soin bien touchant à organiser le déjeuner où était convié le prince des journalistes. Elle avait d’ailleurs pris autant de plaisir à inviter le maître de l’opinion, l’ami de jadis, que lui en avait eu à l’être. Donc, optimisme, espoir, confiance de part et d’autre.

Comme la Monte Putina sera de la fête on pourra envoyer une carte postale à Mussolini. Et pourquoi pas une autre au Pape ? car elle a ses grandes et ses petites entrées au Vatican, notre Espéranza, depuis que la voilà devenue grande dame romaine. Si le Duce compte sur elle, le successeur de saint Pierre qui l’admire d’avoir si bien mener sa barque, ne dédaigne ni ses conseils, ni ses influences, et il lui a lui-même demandé de mettre un charme consacré par des années de haute galanterie et le grand mariage au service des intérêts et des biens temporels de l’Église.

Le prince des journalistes, lui, ne perd jamais une occasion de rappeler à l’Europe qu’elle a pour fondements l’empire romain, son culte du travail, de la chose publique, de la chose judiciaire, de la chose militaire. Mais cet empire romain lui-même qu’en fût-il advenu si, au moment où les esclaves allaient se révolter, le christianisme n’avait révélé aux humbles la sainte grandeur du sacrifice ?

C’en eût été fini du jus romanum, de la puissance paternelle, des routes jetées d’une colonie à l’autre, des travaux de voirie, des terrasses, des aqueducs, de cette fontaine sur la place de la petite ville-village qu’il faut traverser avant d’arriver chez lady Primerose. Sans doute ce pavage vieux de vingt siècles sert-il plutôt de trottoir que de forum aux arrière-neveux des arrière-neveux des centurions. Mais, d’une pierre deux coups, et il n’y a pas à en vouloir, bien au contraire, aux touristes anglo-saxons qui, là comme partout où ils passent, ont su apprendre à la jeunesse locale l’art de faire de l'œil avec tout ce qui remue et cligne, de la racine des cheveux à la plante des pieds.

De mai à octobre les jeunes garçons se promènent juste avec un pantalon et un petit maillot. Aussi, les propriétaires, tant mâles que femelles, s’aperçoivent-ils alors de la nécessité des travaux à exécuter dans leurs jardins ou leurs maisons par des ouvriers adolescents. Le jeune lord Sussex a d’ailleurs payé d’exemple et donné lui-même le signal d’architectures néo-grecques. Le prince des journalistes, dès qu’il aperçoit les maçons occupés à des pergolas et des frontons délirants, soudain pense que, fidèle à la grande tradition démocratique, il pourrait aider les mieux musclés de ces jeunes constructeurs à faire leur chemin dans la vie. Une fois qu’on les aurait poncés, lavés, rincés, ce serait un jeu d’enfant que de leur trouver des situations dans le journalisme conservateur et parisien.


II.

DEUX VRAIES GRANDES DAMES


À peine son chauffeur a-t-il exécuté la courbe savante qui lui permet d’apercevoir la divine lady avec, devant elle, une bouteille de gin caressée non seulement du regard mais encore d’un doigt amoureux que, se rappelant certaines passes, malheureusement dénuées de tout pouvoir magnétique, exécutées par cette main aujourd’hui jaune et ridée, alors blanche et potelée, autour de ce qui, de lui, gardait la même ridicule petitesse, la même indifférence que le goulot de ce flacon carré, le prince des journalistes, sans daigner se dire en manière d’excuse, comme il serait légitime, qu’un bienfait n’est jamais perdu, puisqu’il lui a été donné de rendre, et comment ! Au fils la joie que la mère avait tenté en vain de lui faire connaître, se mit, en dépit de sa nature peu timide, à rougir jusqu’à prendre la couleur cardinalesque de l’étoffe dont se trouvait vêtue la buveuse.

Quant à la poivrote, elle n’a eu qu’à voir descendre de sa voiture cet invité de marque pour redevenir marquise of Sussex. Elle se lève donc et s’avance avec une majesté qu’amplifient encore les jambes d’un très large pantalon dont chacune s’achève en traîne.

Le sens inné de la dignité n’exclut pas chez elle la coquetterie. Elle sait s’habiller de façon à la fois intime et fastueuse. Elle a un geste exquis mais non exempt de dignité pour cacher la joue qui fut, jadis, celle du puits d’amour. Mais alors (ruse ou hasard ?) le diamant de sa bague attrape un rayon de soleil qu’elle envoie en plein dans l'œil du prince des journalistes. Celui-ci n’entend point se laisser prendre pour une simple alouette. Il n’a pas oublié la chanson fredonnée jadis par la marquise of Sussex alors que, jeune Primerose, elle s’évertuait à métamorphoser en mât de cocagne un petit chiffon rouge :


Alouette, gentille alouette,
Je te plumerai la tête.
Alouette, alouette des cieux,
Je te plumerai la queue.


Il faut se défendre des belles plumeuses, il ne faut pas se laisser plumer, répétait la bossue à son fils quand il eut atteint l’âge de fréquenter les horizontales. Donc, redresser la taille, surtout si elle est petite. D’ailleurs la monstresse puissante et cramoisie ne sera point longue à se trouver en état d’infériorité, puisqu’elle doit se résigner à découvrir les boursouflures du visage pour tendre sa main à baiser. N’empêche que le taffetas qui la contient accroche une lumière d’apothéose. Elle et le prince des journalistes dressé sur ses ergots évoquent une scène historique, quelque chose comme l’entrevue que pourraient avoir le grand Frédéric et la grande Catherine, s’il leur était donné de ressusciter, à cette minute, dans ce décor.

Un silence solennel, le silence de midi, autrement angoissant que celui de minuit, a figé les valets de pied, plantés çà et là devant les bosquets.

Le chauffeur du prince des journalistes, un petit gars bien de chez nous, qui a du vif-argent dans les veines, demeure sans bouger, appuyé au capot et ne semble pas moins statue que ces jeunes géants roses et blonds dont la divine lady affirme volontiers qu’elle et son noble lord de fils aiment la présence, pour la pompe au propre et au figuré.

Et ici une parenthèse s’impose sur les capacités linguistiques de celle qui fut la première, après son mariage, à se traiter de marquise de Suce-sexe et de lady Feuille de Rose. Elle parle français avec un accent et une syntaxe déplorables, mais dans l’intimité jamais elle n’use d’une autre langue pour les jeux de mots, dont la Monte Putina lui donna le goût, du temps qu’elles étaient, voilà bien des années, l’une et l’autre, danseuse-chanteuses, dans un beuglant de Southampton.

La Monte Putina, alors Espéranza Gobain, que les nécessités d’une carrière putassière à ses peu brillants débuts avaient exilée de son exubérante et originelle cité phocéenne ne songeait, parmi les brumes, pas plus à cacher sa naissance marseillaise qu’à renier son amour de l’ail, du Pernod et des histoires grasses.

Autochtone par contre et devant, à l’humidité britannique où elle n’avait cessé de vivre, un teint clair à sembler liquide, Primerose habitait chez son père qui la battait. Espéranza la recueillit dans sa chambre où un perroquet répétait, en contrefaisant l’Anglaise, les grossièretés que la méridionale lui avait apprises. Les moqueries du papagaio exaspéraient si fort la girl qu’elle se mit à surveiller son accent chaque fois qu’elle disait l’une ou l’autre des ordures classiques dans leur petit ménage. Quant aux autres mots ou phrases, peu lui importaient les liaisons, les différences entre le féminin et le masculin, le singulier et le pluriel. Ainsi, tandis qu’elle ne savait pas demander du sel sans faire dix fautes en trois mots, elle ne risquait jamais de se perdre dans les arcanes des calembours ou des contrepèteries les plus salaces. Pour encourager les progrès de son élève, Espéranza lui avait, d’ailleurs, fait cadeau, à l’époque des étrennes, d’un Recueil choisi des propos de corps de garde qui demeure aujourd’hui encore l’un des deux livres de chevet de la marquise of Sussex, l’autre étant, comme l’on pense, la Bible.

Après la déconfiture du beuglant de Southampton, Espéranza et Primerose s’en étaient allées tenter leur chance, chacune de son côté. Les premiers temps de la séparation elles s’écrivirent, puis leur activité épistolaire, peu à peu, se ralentit pour bientôt cesser complètement.

Aussi la surprise leur arracha-t-elle un grand cri quand, quelques années plus tard, elles se retrouvèrent dans le salon d’un couturier parisien.

Espéranza se réjouissait si fort de voir sa Primerose devenue lady que, malgré sa conversion aux manières raffinées et même un tantinet précieuses, elle lança une exclamation tonitruante, pour le plus grand effroi (ceci se passait avant la guerre) des dames qui attendaient leur tour d’essayage. Primerose mariée, et avec un lord, Espéranza n’en revenait pas. Primerose donnait des preuves : son alliance, ce saphir gravé aux armes des lords Sussex et les lettres d’amour, ici, dans son sac, qui témoignaient des joies adultères, elles-mêmes sanction de toute union légitime.

À quelque temps de là, comme elle venait d’avoir sa triste expérience avec celui qui était en passe de devenir le prince des journalistes et comme elle avait compris à l’excès de ses prévenances dans le monde, autant qu’à ses manques dans l’intimité, qu’il devait, pour couper court à toute malveillance, avoir ou plutôt afficher une maîtresse, Primerose indiqua cette situation à Espéranza devenue Espéranza de Saint-Gobain, car, tandis que la plus veinarde du petit ménage allait à la cour d’Angleterre, l’autre avait pris ses quartiers de noblesse demi-mondaine.

Ainsi Espéranza, simultanément, avait-elle corrigé son accent marseillais, appris l’emploi de l’imparfait du subjonctif et du futur antérieur, fait épiler le petit duvet au-dessus de la lèvre supérieure qui, s’il lui avait permis d’avoir son succès de femme du Sud en Albion, ne pouvait être que dénonciateur, à dater du jour où elle avait décidé de se présenter comme une descendante des amours coupables de Catherine de Médicis et d’un page tourangeau.

En avant donc le blond vénitien. Espéranza se coiffe de petits béguins, se vêt de robes princesse, et sur un corsage très ajusté de velours vert bouteille que vont battant deux nattes alourdies de perles, elle laisse ruisseler des torrents de pierres de lune et d’améthystes à tels flots que lui est intenté un procès pour avoir joué les Mélisande un peu partout, aux courses, chez Maxim’s, aux répétitions générales, aussi bien qu’aux grandes festivités vélocipédiques. Comme elle ne consentait alors à choisir ses amants que parmi les artistes, la sous-alimentation lui avait valu de passer assez vite d’une silhouette valois à une évanescence médiévale. Il faut encore ajouter que, bonne mère, elle préférait se priver du nécessaire et même du superflu plutôt que de rogner sur l’éducation de l’enfant dont, jadis à Marseille, l’avait engrossée un vieil ami de sa famille, petit juif polonais, marchand de fanfreluches pour bordels, qu’elle n’eût sans doute jamais quitté (elle eut toujours le goût de la respectabilité) si le malheureux n’avait été assassiné par le maquereau d’une cliente mauvaise payeuse à qui, selon son droit, il avait envoyé du papier timbré.

Espéranza se trouvait donc dans une situation à peu près désespérée quand Primerose la conduisit chez le prince des journalistes. En affaires commerciales ou amoureuses, ce dernier était déjà, tout comme aujourd’hui, partisan de la précision. Espéranza qui commençait à prendre au sérieux ses hennins et se complaisait aux états d’âme lunaires où, malgré une nature foncièrement positive, l’anémie, à grands pas, l’avait conduite. Espéranza fut d’abord ulcérée du cynisme qu’on mit à lui exposer les conditions du contrat avec une fougue qui semblait être celle d’une colère préventive plutôt que d’un amour naissant.

Plus Primerose la pressait d’accepter et moins elle osait franchir le Rubicon de la haute galanterie chaste et organisée. Et puis, tout l’or du monde n’aurait pu payer le dépit qu’elle avait à se dire que l’éclat de ses grands yeux noirs, jamais ne risquerait d’allumer le petit bonhomme qui, pourtant, semblait d’amadou. Tel était son malaise qu’elle alla s’en ouvrir auprès de la seule survivante de toute sa famille, sa sœur aînée, une pauvre fille qui, d’avatars en avatars, avait fini par échouer dans une maison hospitalière de la rue Blondel où, malgré un naturel élégiaque, elle gagnait sa vie en ramassant des pièces de dix centimes avec des lèvres qui n’étaient pas celles de la bouche.

Cette tendre créature commençait justement à s’irriter de l’état où l’avait réduite sa native fraîcheur d’âme. Elle guignait par surcroît la défroque moyenâgeuse de sa cadette. Revêtue de ces atours, il ne lui eût pas été difficile, pensait-elle, de trouver une place dans l’une de ces brasseries du Quartier Latin où Maurice Barrès, qui ne se faisait pas faute d’y fréquenter du temps de sa jeunesse anarchisante et sensuelle, lui avait un jour pincé la fesse droite. Et voilà que, dans l’énumération des pour et des contre, Espéranza mentionnait la vieille amitié qui liait son probable futur pseudo-amant et celui qui était alors dans toute sa gloire d’écrivain nationaliste et de député des Halles. La ramasseuse de sous ne se tenait plus de joie à la pensée qu’Espéranza le rencontrerait sans doute et pourrait lui donner à entendre que la belle fille, dont la croupe avait tenté l’étudiant, s’abandonnerait toute et gratis à l’homme qui savait si bien réclamer l’Alsace et la Lorraine. Espéranza finit donc par renoncer à ses chimères, à son air de dame d’antan. Entre elle et le prince des journalistes, il avait été stipulé qu’elle s’inspirerait pour son costume et sa coiffure d’Helleu dont les pointes sèches avaient réussi à créer un type de femme élégante et comme il faut. Très peu de maquillage, des fourrures discrètes, jamais d’autres bijoux que des perles et surtout ordre de présenter son fils comme l’enfant d’un très riche, très noble et très énigmatique seigneur polonais. Tous repas et soirées devaient appartenir en principe au protecteur, trop occupé pour avoir le temps de rencontrer sa soi-disant maîtresse ailleurs qu’en public. Espéranza recevait tant par mois, avait le droit de coucher avec qui bon lui semblait, à condition que personne ne le sût, car le prince des journalistes devait passer pour jaloux et lui faire, une fois tous les quinze jours, une scène à l’Opéra, dans sa loge, sous prétexte qu’elle avait, de son bras blanc, effleuré la manche d’un ami venu la saluer.

Ce contrat verbal ne valut d’abord qu’à titre d’essai, mais comme rien dans la tenue d’Espéranza ne laissait à désirer, il ne tarda point à devenir définitif. Ce fut elle, d’ailleurs, qui, la première, parla de le résilier quand le duc de Monte Putina lui eut demandé sa main. Bien que ses rapports avec le prince des journalistes n’eussent jamais cessé d’être strictement d’apparat au cours des quinze années que durèrent leurs relations, le hasard ne leur en avait pas moins ménagé quelques tête-à-tête qu’Espéranza sut mettre à profit pour développer un sens inné, subtil de la légalité. Aussi, en matière d’union légitime, comme en toute autre, reconnaissait-elle un droit de priorité à son pseudo-amant. Elle alla donc le trouver pour lui faire part de l’offre du duc et lui accorder la préférence au cas où il eût voulu convoler en justes noces.

Dans cette extrême délicatesse, le prince des journalistes ne vit malheureusement qu’un chantage et, au comble de la fureur, il s’écria : « Mais me prenez-vous donc, Madame, pour un de ceux qui épousent leurs maîtresses ? »

À quoi, soudain oublieuse de ses efforts tour à tour valois, médiéval et dame très comme il faut, Espéranza répondit par ce couplet :

Une supposition que tu serais ma tante
Je te ferais le présent
De l’andouille qui me pend
Au ventre


Elle criait à tue-tête. L’allusion était trop claire, l’accent marseillais trop sonorement ressuscité pour ne point donner à craindre l’inutilité subite de trois lustres d’efforts. Le prince des journalistes trouva des mots exquis, sut apaiser la chanteuse incongrue, la remercier de sa collaboration et lui permettre de devenir duchesse. On se quitta bons, très bons amis et, comme il jugeait à la fois plus économique et moins risqué de ne pas la remplacer, il fit l’inconsolable, veillant à ne jamais perdre l’occasion de laisser tomber de son portefeuille une mèche supposée des cheveux de la duchesse de Monte Putina. Il racontait même à quelques intimes l’entrevue pathétique, lorsque déchirée entre deux amours, Espéranza avait dans son propre bureau joué sa décision à pile ou face. Le sort avait voulu qu’elle suivît le noble romain, mais, avant de partir, elle avait pris sur la table directoriale les ciseaux qui servaient à tailler et rogner dans la prose des collaborateurs trop féconds parce que payés à la ligne et, au lieu de s’en percer le coeur, ainsi qu’elle en avait eu, un instant, la tentation, avait coupé la plus belle de ses boucles. Le prince des journalistes avait bien soin de rouler des yeux de merlan frit chaque fois qu’il lui arrivait de rencontrer dans le monde son Espéranza, laquelle, touchée d’une ferveur si fidèle, lui ménageait, en récompense, des rendez-vous avec de beaux jeunes gens, désolée d’ailleurs que son fils n’ayant pas tenu ce qu’il avait promis ne fît point l’affaire, car elle alliait fort heureusement au sens de la famille les goûts de pourvoyeuse hérités de sa mère et de tant d’aïeules, maquerelles rue Bouterie.

Dans sa retraite, Primerose n’avait jamais cessé de voir Espéranza. Ce monde qu’elle avait quitté, et dont le gin ne la consolait qu’imparfaitement, elle aimait à en tenir les nouvelles de la bouche même de celle qui, voulant lui rendre le bien pour le bien, la pressait d’y faire sa rentrée. La Monte Putina comptait sur le miracle des yeux de fleur. Les bouffissures, le teint violacé (« voilà que je deviens lady Couperose », raillait elle-même la marquise of Sussex), la taille alourdie, que pouvaient ces désavantages contre ce regard, ce port splendides ?

Qu’elle est majestueuse ! constatait le prince des journalistes, à la voir si haute de taille et de ton, dans la cour du petit mas dont une lumière trop éclatante décolorait la façade.

Il ne put que murmurer : « Marquise… » Mais elle, la tête bourdonnante de soleil et de gin, elle supplia : « Appelez-moi donc comme autrefois Primerose, Feuille de Rose, Couperose, ou plutôt, non, je suis trop vieille, appelez-moi Élizabeth, Betsy, Pète sec. »

Hypnotisé par les admirables yeux, le prince des journalistes remonte le courant : Pète sec, Betsy, Élizabeth, Couperose, Feuille de Rose, Primerose. Primerose. Le ravissant nom est plus précieux que l’air des sommets, le cristal de roche, l’edelweiss. Rien qu’à le prononcer, on se sent à une de ces altitudes ! Mais, avant de s’envoler, il convient de mettre la marquise en sécurité. Pourquoi Paul Valéry a-t-il affirmé qu’il se refuserait toujours à écrire : « La marquise sortit à cinq heures… ». Maintenant qu’il a, dans son discours de réception du maréchal Pétain à l’Académie, donné la preuve d’un simple mais d’autant plus indéniable bon sens en félicitant le génial tacticien de n’avoir pas oublié l’usage des canons, au cours de la guerre européenne, comment croire que ce grand esprit s’obstinerait dans ses préjugés quant aux allées et venues des grandes dames et garderait un silence injustement dédaigneux, lui, le chantre de la jeune Parque, s’il voyait la marquise, la main dans la main du maître de l’opinion regagner sa tonnelle, cependant que les valets de pied, imperceptiblement, se sont mis à reprendre vie chacun devant son bosquet. Le chauffeur du prince des journalistes lui-même, ce petit costaud qui a les pieds sur le sol et porte sur les épaules une tête à s’appeler Marcel, pense que son patron danse un menuet avec un gros bégonia. Cette fleur n’a pas coutume de jouer un rôle trop distingué au sein des expressions courantes. Mais ici l’exception confirme la règle et le jeune mécanicien met tout le respect dont il est capable dans cette comparaison d’ailleurs suggérée par le glorieux souvenir des tableaux de son ancien patron, un artiste médaillé, membre de l’Institut spécialisé dans les portraits de cardinaux et de bégonias.

Cependant, Primerose, qui, d’ordinaire, boit pour oublier les grumeaux de paraffine dans la joue droite, se verse double ration. Dame ! Aujourd’hui, par surcroît, il s’agit de ne pas se rappeler un piteux essai, dont elle n’oserait soupçonner que celui qui le tenta jadis ne demanderait qu’à le recommencer, et pour de bon. Oui, le prince des journalistes, après s’être empli les yeux d’elle, les lève et se réjouit de trouver, entre les larges feuilles de vigne qui couvrent la tonnelle, un coin de ciel qu’il contemple à s’en donner le vertige, à se croire Ganymède qu’un aigle emporte en plein éther. Que ses yeux redescendent à terre et le prince des journalistes se pense assis au plus frais de l’Olympe, à la droite d’un Jupiter qui a pris, comme d’autres fois, l’aspect d’un cygne, d’un taureau, d’une pluie d’or, la forme cardinalesque d’une buveuse de gin.

Il murmure : « Primerose. » Elle répond : « Darling. » Alors il la supplie : « Primerose, dites-moi quelles furent pour vous ces années que j’ai eu le malheur de passer loin de vous… »

Il a pris sa voix la plus douce, un ton presque enjôleur quoique non exempt de dignité.

Mais elle, ni le besoin de confidences qui, soudain, habite les plus farouches lorsque leur est rendu quelque témoin de leur gloire révolue, ni l’orgueil que manque rarement d’induire en faux souvenirs le regret de ce qui fut et n’a pas continué d’être, non, rien ne saurait la décider à se départir de cette discrétion qui, de temps immémorial, n’a manqué de contribuer à la grandeur de toute grande dame anglaise, eût-elle débuté comme chanteuse dans un beuglant de Southampton. La joue droite négligemment posée dans la paume de la main correspondante pour céler la débâcle du puits d’amour, elle accable les petits yeux du prince des journalistes de toute la splendeur des siens. Et lui, malgré la broussaille protectrice des cils et sourcils, son regard commence à se laisser submerger, ses pensées à perdre pied. « La gaillarde voudrait m’hypnotiser », a-t-il à peine la force de constater dans un sursaut de défense. Vite, vite une ceinture de sauvetage pour une conscience à demi noyée. Que le pouce et l’index droits pincent le bras gauche et réciproquement. À toute vitesse, les dents mordent la lèvre supérieure, puis l’inférieure, et à nouveau, l’inférieure et encore la supérieure. Les genoux se cognent de toutes leurs forces pour se faire mal, mais à quoi bon cette violence ? Le prince des journalistes a grand-peine à ne pas choir en plein sommeil médiumnique. Il se lève et il lui semble qu’il va s’endormir debout. Il tourne autour de l’impassible marquise, mais à quelque point qu’il soit sur la ligne délimitant le cercle, le centre de ce cercle, encore et toujours, demeure ce regard dont la projection s’épanouit sur sa nuque, s’arrondit autour de son cou et se confond avec cette cravate qui l’étranglerait s’il ne l’arrachait d’un coup. Alors il peut se dire qu’il ne sera jamais le chien de sa future maîtresse. Rassuré, il se rassied, décidé à ne point mentir à sa réputation d’homme des réalités.

Donc, première résolution : prendre l’offensive. Il faut avoir le courage d’un ultimatum. Qui, d’ailleurs, pourrait de bonne foi l’accuser d’avoir manqué de courtoisie à l’occasion de cette mise en demeure ?

« Répondez, Primerose. Vous me devez bien quelque confidence. Je ne suis arrivé si tôt que dans l’espoir de ce tête-à-tête. »

Primerose ne répond rien. Il insiste. Primerose ne bronche.

Ah ! comment toucher cette divine lady, comment se faire entendre d’un cœur sourd derrière le sein majestueux jusqu’où la paraffine du nez a sans doute glissé sa cuirasse ? C’est à souhaiter de se voir soudain métamorphosé en tire-bouchon pour extirper des secrets trop bien enfoncés. Mais que peut le plus puissant pour forcer une âme hermétiquement close ? Inutile de grincer des dents. Mieux vaut insinuer.

« … Et si vous me racontiez vos joies ? »

La marquise va-t-elle répondre ? Elle a déjà ouvert la bouche. Désillusion. Elle se contente d’engloutir son septième verre de gin et de hausser simultanément les épaules pour spécifier que la joie et elle…

« ... Et si vous me racontiez vos peines ? » Les épaules se courbent sous le poids des peines dont on ne peut, sans sadisme, insister pour qu’elle les évoque.

« … Et si vous me racontiez votre vie at home ? »

Moue dédaigneuse des lèvres qui ne vont pourtant point condescendre à vanter les joies intimes de la pompe au propre et au figuré, ni rappeler ce fâcheux fait divers que fut le suicide du plus beau des footmen après l’assassinat par le même d’une jeune fille dont il était amoureux et qu’il ne pouvait pas épouser, vu la modicité de ses gages qu’on n’allait tout de même pas augmenter, étant donné que non seulement il n’avait point satisfait mais avait même feint de ne pas voir les désirs dont la mère et le fils lui avaient laissé tout deviner.

« … Et si vous me racontiez vos voyages ? »

Le geste d’une main désabusée vers la mer révèle le mépris de toutes les variétés d’illusions qui peuvent bien décider les insatisfaits à aller voir ce qui se passe derrière l’horizon.

« … Et si vous me racontiez vos bonheurs maternels ? »

L’index devant la bouche fait « Chut ». Le prince des journalistes rougit. À quoi bon jouer avec le feu ? La tête lui brûle. Pourtant il est bien décidé à ne pas demeurer bredouille.

« … Et si vous me racontiez la mort de votre mari ? »

Cette fois il a visé juste. La mort de son mari ! La divine lady est à son affaire. Tous les détails de cette sombre aventure appartiennent à l’histoire de la noblesse d’Angleterre. Donc elle peut parler. Il lui faudra d’abord rappeler que le vieux marquis of Sussex avait toujours été un fervent de la chasse au tigre. Il ne se sentait pas dans son assiette s’il n’était allé, au moins une fois par an, se mettre à l’affût au fond d’une forêt équatoriale. C’était là et non ailleurs qu’il avait emmené sa jeune femme pour leur lune de miel. Elle avait, soit dit entre parenthèses, juré de n’y point remettre les pieds, tant elle s’était trouvée à son désavantage sous les voiles verts dont le nouvel époux l’avait empaquetée pour la protéger du soleil et des moustiques, comme on faisait, l’été venu, dans le taudis paternel de sinistre mémoire, pour soustraire la pendule et la suspension au péril des chiures de mouche. Il avait donc été entendu que le marquis partirait seul pour les expéditions contre les grands fauves et qu’elle demeurerait à des latitudes mieux seyantes à sa beauté. Ainsi en fut-il jusqu’au jour où l’infatigable héros cynégétique tomba paralysé des deux jambes.

Malgré les soins attentifs dont on se mit alors à l’entourer, le vieux lord Sussex fut bientôt à ne plus prendre avec des pincettes. Son caractère s’aigrissait de jour en jour, et quand vint la date anniversaire de ses départs coutumiers, il mena un tel sabbat qu’on dut l’embarquer. Malgré sa promesse à elle, sur la tête un amour de casque colonial d’où pendaient des voiles très subtilement choisis du bleu turquoise au vert jade en passant par l’émeraude, les yeux plus que jamais profonds parmi ces couleurs marines dont la transparence ne laissait rien deviner du visage, belle comme une Amphytrite, l’expression mélancolique et pitoyable réussie au-delà de toute espérance, Primerose partit avec le marquis, cette chère créature qui aimait tant la chasse au tigre.

Une fois en Afrique on tenta d’abord d’abuser l’impotent. On le conduisit dans le coin le plus feuillu du parc qui entourait la maison du gouverneur, mais lui qui n’allait tout de même point prendre un bosquet pour une jungle, ni pour l’odeur des grands fauves la puanteur des ordures que les domestiques ne s’étaient pas donné la peine d’aller jeter plus loin, il déchira premièrement les voiles de Primerose, puis cassa sur le casque colonial dont, par bonheur, son crâne se trouvait protégé, la carabine Euréka qu’elle lui avait donnée en guise de fusil. Comme un des nègres qu’on avait mis à la disposition du noble couple faisait mine de défendre l’épouse martyre, le marquis n’hésita point à l’étrangler de ses mains demeurées vigoureuses. Quand il eut ainsi spécifié qu’il n’entendait pas être berné, avec grande, très grande douceur, on lui expliqua qu’on allait aller à la chasse pour de vrai et, de fait, on y alla.

La divine lady aime à décrire la petite troupe en marche, d’abord les porteurs, puis les vieux serviteurs anglais en perruque, culotte courte, bas blancs (livrée aux couleurs des lords Sussex) ; elle-même bien calée dans son palanquin, ses voiles soigneusement raccommodés et, lorsque la piste se trouvait assez large, son mari à ses côtés, sinon derrière elle, mais toujours poussé par celui des nègres que le chef des porteurs tenait à récompenser, car, malgré son geste un peu vif dans le parc du gouverneur, il était très aimé et l’on se disputait l’honneur de mener sa petite voiture. « … Sa petite voiture », répète ébloui le prince des journalistes, et il évoque certain pliant au bord d’un petit lac. La randonnée du vieux lord chasseur n’est pas, en effet, sans rappeler la pêche telle que la pratiquait son père. Du point de vue de la hiérarchie animale, sans doute, y a-t-il la même différence entre un tigre et une ablette que, socialement, entre un marquis et un bourgeois et, médicalement, entre une olympienne paralysie et les misères de l’épilepsie congénitale. D’autre part, la beauté cosmopolite qu’une maladresse chirurgicale a contraint de se retirer sous une tonnelle avec toute la Méditerranée à ses pieds, pour comparables que puissent, à première vue, sembler sa vie et celle que mena jadis une bossue de Seine-et-Oise, cachant sa bosse derrière les murs d’un parc dont tout l’élément liquide se réduisait aux proportions d’un minuscule étang peut-être féerique mais en tout cas artificiel, il ne s’ensuit pas que l’une de ces créatures doive ou puisse être confondue avec l’autre.

Il y a ressemblance et non identité.

Libre donc au fils de l’épileptique et de la bossue de savourer sans remords l’atmosphère favorable à l’éclosion des souvenirs greffés d’espérances, puisque rien d’incestueux ne salit son sentiment pour la divine lady.

Ce point acquis et parce que son amour, tout comme la femme de César, ne doit pas être suspecté, le prince des journalistes se rêve fils de Primerose, l’adolescent marquis. Sans doute la bossue avait-elle force qualités, mais sa bosse qu’elle accrochait, écorniflait, rabotait à tous les obstacles, lui avait donné le goût de s’effacer. Primerose, au contraire, telle que la voici à demi renversée dans son fauteuil, ne craint guère d’étaler des splendeurs que révèlent plutôt qu’ils ne les cachent les plis de son ample vêtement. Elle continue à parler, à évoquer les boababs, les panthères, les nègres qui la prenaient pour une déesse, et son auditeur, tout au charme incantatoire de la voix, n’a pas besoin de se retenir aux mots pour savoir qu’il n’est rien de ce qu’elle dit qui ne soit parfait, admirable.

La bossue, puisque la mémoire tourne autour de la bossue, la bossue n’était pas une vraie femme, avec sa poitrine qui rentrait pour lui ressortir, et comment, dans le dos. Il n’a donc pas eu de mère. Il aurait pu la tuer sans être parricide. Et il l’aurait tuée et il la tuerait en intention rétroactive si la divine lady l’exigeait. Pour Primerose, il tuerait n’importe qui et même ce beau jeune homme qui, là-bas, une imposante dame en noir à l’un de ses bras, l’autre chargé de roses, s’avance vêtu d’un caleçon de bain assorti à la couleur du jour. De si loin, il peut reconnaître (il doit en effet à l’âge d’être presbyte, mais honni soit qui mal y pense) son voisin de Notre-Dame. Malgré la complaisance et la discrétion de ce dernier, il sait qu’il aura grand’peine à lui pardonner d’être le fils de celle dont il lui a suffi de vingt minutes pour se sentir possédé. Cette campagne digne des demi-dieux attiques, ces pergolas, ce paysage, à la fois grandiose et familier, la lumière de cette heure chaude, ne voilà-t-il pas tout ce qu’il faut pour créer l’ambiance, l’atmosphère d’une tragédie grecque ? Se doutait-il hier, quand son professeur de gymnastique lui apprenait à lancer le disque, se doutait-il que, par l’âme aussi bien que par le corps, il mériterait de figurer sur les vases où des femmes savamment drapées entraînent dans leur sillage un homme au masque d’orateur, c’est-à-dire un homme qui eût été journaliste s’il eût vécu deux mille ans plus tard…

L’adolescent fleuri remorque, d’un bout à l’autre de l’immense paillasson qui tient lieu de prairie, sa marraine, la majestueuse Augusta. Ce chéri du sort qui ne songe qu’à cueillir des bouquets et à faire le joli cœur auprès des vieilles dames, alors que sa fortune et sa naissance lui ont permis, dès l’âge le plus tendre, d’assister sans coup férir à des funérailles nationales, il en est un qui a bien le droit de penser qu’à sa place il profiterait autrement des possibilités diverses pour triompher du Times, de la presse Northcliffe et couper l’herbe sous le pied du Manchester Guardian.

Enfin, inutile de s’énerver.

Mieux vaut écouter Primerose qui semble devenue quelque Ulysse femelle narrant des aventures où, Pénélope mâle, le maître de l’opinion se plaît à rêver qu’il ne fut pas sans tenir un rôle.

Aussi, lorsque parvenue à la mort de son mari (dont les mauvaises langues osèrent prétendre, sans d’ailleurs pouvoir le prouver, qu’elle l’avait assassiné de complicité avec son amant d’alors, un adjudant français absinthique), la divine lady raconte comment le noble vieillard, la chère créature qui aimait tant la chasse au tigre, assis dans sa petite voiture, fut labouré par les griffes du prince des animaux, le prince des journalistes, c’est-à-dire le plus raisonnable des animaux raisonnables, la narine gonflée au souvenir de tout le sang répandu, acquiesce : « Oui, Primerose, je labourai de ma griffe le marquis of Sussex, et pour vous je suis prêt à recommencer. » Elle qui s’est déjà levée pour aller au-devant de son fils et d’Augusta ne sait plus que murmurer : « Oh ! darling' ! »


III.

UNE ALTESSE AUX IDÉES LIBÉRALES


Quand elle parle de son fils dans l’intimité, pour peu qu’elle rapporte quelque trait de son caractère fantasque, Primerose ne manque jamais de conclure : « Dame, que voulez-vous, c’est un Crapulet de Monte-au-cul. »

Ainsi entend-elle, non point blâmer la fréquentation et les mœurs de son fils, mais rappeler que l’épouse ramenée d’Italie au XVe siècle par un marquis of Sussex était la fille de Roméo et Juliette dont les Capulet et les Montaigu, malgré leur pacte de réconciliation sur le tombeau de leurs enfants, avaient commencé par se disputer la tutelle pour bientôt n’en plus vouloir ni les uns ni les autres. La pauvrette que les Capulet offraient aux Montaigu, alors que les Montaigu prétendaient la confier aux Capulet, serait morte de faim si elle n’avait été recueillie par la nourrice de Juliette qui, à son tour, fut trop heureuse de la marier à un gentilhomme anglais passant par Vérone. D’après la tradition, c’était de cette aïeule, elle-même fruit des amours des amants les plus amants, que les lords Sussex tenaient leur nature sensuelle, chevaleresque et mélancolique. Certes, il y aurait eu quelque témérité à prétendre que l’Italienne se réincarnait dans chacun de ses descendants, mais son sang, pour mêlé à d’autres qu’il fût, n’en continuait pas moins de couler dans les veines du jeune homme nu qui remorquait Augusta, sa marraine, vers la tonnelle.

Si Augusta, bel et bien archiduchesse et lointaine cousine de feu le marquis, avait passé sur la différence de confession et la peu reluisante origine de Primerose lorsqu’il s’était agi de tenir un nouveau-né sur les fonts baptismaux, c’était que, non seulement l’ancienneté de la maison plaidait en faveur de son filleul, mais surtout, sentimentale comme elle ne craignait pas de l’avouer, Augusta s’était sentie solidaire de celui qui peut-être avait reçu et aurait à transmettre les qualités de la fille de Roméo et Juliette qu’elle-même, par l’entremise d’une arrière-grand-mère née des marquis of Sussex, elle n’était point sans rappeler par des traits sinon physiques, du moins moraux.

Hongroise de naissance, Habsbourg par le mariage et veuve par le cœur d’un héros national tchèque, Augusta n’a jamais habité plus de trois mois une ville qui ne compte plusieurs maisons de Beethoven, un appartement de Mozart, une chambre de Schubert. Elle se rappelle avec un peu de honte les semaines passées à Salzbourg où Mozart seul est à l’honneur. Mais, très musicienne, Augusta ne se limite pas aux classiques. Malgré la répulsion que lui inspirent les tziganes, elle raffole des czardas et elle a su, parmi les plus nerveuses d’entre elles, faire un choix, pour un saisissant contraste avec les marches funèbres qu’elle joue tous les matins à la mémoire du général Stéphanic, le grand patriote, fondateur avec Mazarik et Benès de la vaillante République tchécoslovaque, car, bien que de famille impériale par alliance et demeurée à l’Autriche lors du partage de cette grande nation, Augusta ne s’est pas plus laissée contaminer par l’humeur tyrannique des Habsbourg que feu sa cousine l’impératrice Élisabeth.

Durant la guerre, Augusta ne s’était pas privée de conspirer à la fois pour l’indépendance de la Hongrie et la reconstitution du royaume de Bohême.

Jusqu’au drame de Sarajevo, elle avait méprisé la comtesse Sophie Chotek, épouse morganatique de l’archiduc François-Ferdinand. Comme tout le monde, elle l’appelait la servante parce qu’elle avait été dame d’honneur, et la comtesse tchèque dut, pour remonter dans son estime, attendre l’occasion d’avoir à faire un rempart de son corps à son mari assassiné.

Peu de temps avant sa mort, l’archiduc avait eu en Bohême une entrevue avec Guillaume II, au cours de laquelle avait été discuté un nouveau partage de l’Europe pour ses enfants momentanément écartés du trône. François-Ferdinand adorait d’ailleurs les Tchèques et les Slaves du Sud et usait de toute son influence pour le leur prouver. À sa mort, Augusta décida de continuer cette politique, et elle misa donc sur les Tchèques.

Elle était déjà une imposante personne qui, malgré ses idées libérales et ses goûts raffinés, n’avait certes rien d’une excentrique et même ne badinait pas sur l’étiquette. Ainsi pouvait-on, jusqu’au volant de son vieux tacot, la voir, un chapeau à plumes au sommet de sa haute coiffure d’altesse sérénissime, un cache-poussière cachant d’ailleurs fort mal de la poussière la majestueuse robe sur laquelle ruisselaient les perles de vingt majorats. Pour refuser les chauffeurs qu’on mettait à sa disposition, elle invoquait ses sentiments chrétiens et l’universelle nécessité de faire pénitence si l’on voulait gagner la guerre.

En réalité ses distributions d’images pieuses dans les casernes, ses visites aux hôpitaux, ses inspections de grande organisatrice à travers les campagnes abandonnées et même ses voyages au front n’étaient que des prétextes : si Augusta tenait à ce que nul ne pût rendre compte de ses allées et venues, c’était qu’elle conspirait. Toujours par monts et par vaux, son action rayonnait de deux centres : Prague et Budapest. Bien que née à Budapest, elle préférait Prague dont elle était sûre que le château dominant la foule des palais baroques lui irait comme un gant lorsque, se plaisait-elle à imaginer, son mari et elle auraient obtenu d’y entrer en roi et reine. Certes, on commencerait par demeurer vassal de la branche aînée, mais, grâce à l’organisation soi-disant gymnastique des sokols dont son sens politique lui permettait de prévoir le développement, en dix ou quinze ans, vingt au plus, on serait prêt, archiprêt pour une nouvelle expédition qui permettrait de secouer à jamais le joug de l’Autriche. Chez la noblesse et dans le peuple on assistait à un réveil du sentiment national. La mémoire tchèque sautait par-dessus des siècles de vexations exaspérantes pour se rappeler soudain comment l’empereur, jadis, eut à trembler devant son plus grand capitaine, fils de Hussites, Wallenstein dont les richesses, la puissance, l’armée étaient telles que dans une seule aile de son palais, à Prague, il pouvait loger assez de soldats pour vaincre les Turcs et les Vénitiens, disperser l’armée de Mansfeld à Dessau, chasser le roi de Danemark du Jutland et recevoir, après l’achat du Mecklembourg à Ferdinand II, le titre d’amiral de la Baltique.

Mais, comme Schiller l’a montré dans sa trilogie en vers iambiques à cinq pieds dont il n’en était pas un qu’Augusta ne sût par cœur, Wallenstein, non satisfait de sa haute fortune, aspirait à la couronne de Bohême, mais ne la ceignit point.

Or le royaume que le grand capitaine n’avait pas réussi à se tailler à coups d’épée, Augusta comptait sur son influence et son art de remuer l’opinion pour se l’offrir et triplé puisqu’elle ajoutait à la Bohême la Slovaquie et la Moravie.

Son espérance ne connaissait pas de bornes et, parfois, en rase campagne, elle arrêtait sa voiture rien que pour se frotter les mains et dire en français, langue diplomatique donc adéquate à ses petits travaux : « Laissons mijoter, puis jetons de l’huile sur le feu au bon moment ». Alors, accroupie, suivant la saison, dans la poussière ou dans la boue, elle tournait la manivelle d’un moteur qui ne permettait pas de soupçonner la mise en marche automatique. S’il faisait froid, il lui fallait donner bien des tours avant d’entendre le ronflement symptomatique sous le capot, mais que lui importait ?

Déjà elle savait quelles fêtes elle donnerait pour son couronnement et, comme elle était fine gueule, elle n’avait pas attendu pour composer les menus des banquets dont elle entrelarderait les cérémonies officielles. Elle avait écrit à Cosima Wagner et à son fils Siegfried qu’elle suppliait de quitter Bayreuth pour la suivre dans un éden qu’elle ne précisait d’ailleurs point. Cosima, tout de suite, de but en blanc, avait pensé qu’il s’agissait de Tahiti, et comme elle était fille de cœur et se rappelait les malheureuses pérégrinations de sa pauvre mère, la baronne d’Agoult, à qui le romantisme vagabond de son amant n’avait guère rendu la vie facile, Cosima, vestale du souvenir qui n’avait nulle envie d’abandonner les lieux de son culte et cependant tenait à pratiquer l’art d’accommoder au mieux de ses intérêts les têtes couronnées, art dont le grand Richard avait codifié les recettes à l’occasion de ses rapports avec Louis II de Bavière, Cosima qui songeait à se reposer sur ses lauriers plutôt qu’à trimballer les souvenirs de son génie parmi lesquels, rien qu’en jupons et froufrous à revêtir pour pouvoir composer, il avait laissé de quoi emplir un train, Cosima ne disait ni oui, ni non. Et Augusta, par retour du courrier, de donner à entendre que le nouvel Éden n’était pas si loin d’Allemagne qu’on semblait l’imaginer. Et même, toujours prête à jouer de la fibre patriotique, Augusta ne défendait pas à la fille de Liszt de rêver qu’il pût s’agir de la Pologne. En tout cas, les frais du déménagement ne seraient pas à la charge des artistes et un pont d’or serait fait à Siegfried…

La correspondance avec les Wagner était, d’ailleurs, fort loin de résumer toute l’activité organisatrice d’Augusta. Ainsi cherchait-elle dans Prague et ses environs quelque Goethe local à installer dans son palais ou dans une dépendance immédiate de ce palais. Pour la gloire d’un règne qui malheureusement ne fut pas, elle sut encore si bien encourager les arts que l’impulsion donnée continua d’animer les esprits, les cœurs et les talents. C’est à elle, par exemple, qu’on doit l’actuelle renaissance de la peinture historique en Tchécoslovaquie.

En pleine guerre, elle n’avait pas craint d’organiser des expositions, des salons, d’ouvrir un concours dont le sujet était et ne pouvait être que la très célèbre Défénestration. Elle savait d’ailleurs payer de sa personne et alla jusqu’à dépouiller ses atours habituels pour poser en costume national chez un vieux peintre qui fut d’autant plus flatté d’avoir à représenter une archiduchesse sous l’aspect d’une paysanne de chez lui que, dans ses tableaux, tous consacrés à des scènes exaltantes pour le patriotisme d’un peuple opprimé, il avait coutume de mettre sur les épaules de ses personnages les têtes de sa femme, de ses amis et connaissances et même de sa bonne si elle avait bien fait le ménage et la cuisine.

Comme elle devait compter avec Israël, Augusta faisait la cour à tout ce qui pouvait se vanter d’une parenté proche ou lointaine avec les Rothschild. Elle laissait entendre que s’il n’avait tenu qu’à elle, depuis belle lurette elle se fût arrangée pour faire disparaître l’inscription en caractères hébreux qui orne le Christ du pont Charles et le reconnaît vrai fils du vrai Dieu. Depuis des siècles, les Juifs doivent, chaque année, redorer cette inscription, en châtiment du crachat dont un des leurs avait, au XVe siècle, gratifié la seconde personne de la Sainte Trinité.

Cette dernière promesse, comme l’on peut penser, était un pieux mensonge de la très pieuse Augusta qui, tout au contraire de ce qu’elle donnait à espérer aux fils de Judas, avait, dans son for intérieur, décidé de percevoir une dîme assez forte pour pouvoir incruster de pierres précieuses le Christ du pont Charles.

Le vieil empereur François-Joseph n’aimait guère à entendre parler des randonnées d’Augusta, non qu’il la soupçonnât de jouer les dames de la Fronde, mais simplement parce que lui qui avait juré (et tint serment jusqu’à la mort) de ne jamais toucher un bouton électrique et de ne jamais monter dans une auto, il ne pouvait souffrir qu’une archiduchesse d’un type si parfait conduisît elle-même. Aussi traitait-il Augusta de petite anarchiste. Il y avait, certes, un peu d’ironique indulgence dans cette accusation qu’il lui bougonnait de plus en plus souvent. Pour couper court à de tels reproches, elle devait – vrai tour de force – sans jamais manquer à l’étiquette, tous les jours inventer de nouvelles espiègleries. Mais faisait-elle la mutine, à l’occasion de chaque boutade, sous le couvert du paradoxe, elle trouvait le moyen d’exposer, concernant la politique extérieure ou intérieure de l’Empire, des vues assez originales pour qu’on pût même aller parfois jusqu’à la comparer à sa grand-tante par alliance, l’impératrice Marie-Thérèse.

Donc tout marchait bien. Augusta se voyait la tête couronnée. Déjà elle en était à combiner des appartements particuliers avec eau chaude et froide courante, tout-à-l’égout et chauffage central, tout un confort dont on n’avait pas plus idée à Schoenbrünn qu’à la Hoffburg, et elle dessinait des meubles gracieux et frais qui la vengeraient des fauteuils de salle d’attente, des armoires et des lits dont on avait gâté le blanc et or des palais impériaux, lorsque l’archiduc, son mari, mourut d’une indigestion sur le front roumain. Veuve, le trône lui échappait. Elle songea bien à chercher un nouveau mari qui pût lui faire faire une entrée triomphale à Prague, mais tout le monde était à se battre et, comble de disgrâce, l’empereur lui conseilla, d’un ton qui n’admettait pas la réplique, d’aller passer son deuil en Hongrie dans les terres dont elle avait hérité à la mort de ses parents.

C’était l’exil.

Augusta, par un sinistre matin de novembre, quitta Vienne.

Elle abandonnait sa meilleure amie, la vieille auto à bout de souffle et, comme une amazone sentimentale met un baiser sur le poitrail de son alezan, elle effleura de ses lèvres le capot dont le cœur n’avait battu que pour elle. Alors, au comble de l’émotion, elle n’eut pas le courage de demeurer une minute de plus en présence de cette compagne de ses plus chers espoirs désormais interdits. Malgré la neige qui commençait à tomber, elle s’en fut attendre dehors qu’on eût chargé ses bagages. Tandis qu’elle faisait les cent pas, elle put constater, au travers des persiennes et doubles fenêtres pourtant hermétiquement closes, que la fille du portier avait déjà pris possession du piano, où elle, Augusta, avait rêvé d’asseoir à ses côtés l’un ou l’autre des Wagner. Et la pécore, afin de mieux la narguer, jouait de toutes ses forces le Beau Danube bleu. Augusta, sur son trottoir, évoquait Marie Stuart dont un portrait l’avait heureusement inspirée pour la disposition de ses voiles de veuve. Comme Marie Stuart, elle allait adresser quelques mots bien sentis au rivage avant de s’embarquer car, toujours comme Marie Stuart, elle devait voyager par voie d’eau. Le beau Danube bleu n’était plus la valse à faire danser les chaises, le beau Danube bleu n’était même plus la rengaine massacrée par des doigts de concierge, le beau Danube bleu avait accepté de se métamorphoser en gendarme, en bourreau par qui allait être exécutée la sentence d’exil.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Augusta était déjà sur l’embarcadère, depuis un bon moment, lorsqu’un petit lieutenant, du menu fretin de baron, d’une espèce aussi peu rare en Autriche que le hareng dans la mer du Nord, vint lui remettre, de la part de l’empereur, un bouquet de violettes, de violettes presque noires car, en haut lieu, on tenait moins à lui offrir des fleurs qu’à lui rappeler son deuil. Elle n’allait donc point se donner la peine de remercier. D’ailleurs, le blanc-bec, comme s’il voulait éviter une gifle bien méritée, se cassa en deux, dans un salut plus servile que respectueux.

Quand il se fut redressé, il sortit de sa poche une petite boîte ronde qu’il remit à Augusta. Elle, exaspérée, lui demanda si le ridicule carton contenait de la crotte de bique ou un collier de perles. Le jeune officier, effrayé du face-à-main qu’elle avait braqué sur lui avec une tendresse de mitrailleuse, bégaya qu’il s’agissait de caviar. Il eut le tort d’ajouter une phrase qui vantait les œufs d’esturgeon.

Augusta, d’une main, le souffleta tandis que, de l’autre, elle jetait ses présents dans le fleuve. Puis elle releva sa robe à traîne et, sans un regard à cette ville et à ses habitants qu’elle maudissait, elle s’embarqua.

Afin d’ajouter à la mélancolie des eaux naturellement glauques mais qui, sous la première neige, semblaient noires, le bateau qui devait la conduire de Vienne à Budapest s’appelait « Impératrice Élizabeth ». De la proue à la poupe, en passant par le salon des premières classes, ce n’étaient que bustes et effigies, de la malheureuse souveraine. Augusta se prit à regretter les violettes car, pour donner une leçon à la foule grossière et tapageuse qui encombrait les escaliers, les passages et même, en dépit de la saison peu clémente, le pont, elle eût volontiers fleuri une de ces statues dont le plâtre reproduisait les traits et le port majestueux de sa cousine et amie avec une telle ressemblance que c’en était à crier.

Et, de fait, Augusta se mit à hurler.

La dame d’honneur qui la suivait toujours à distance respectueuse avait grand’peine à écarter les curieux dont le cercle se reformait autour de l’archiduchesse qui, du reste, ne tarda point à se taire, s’affaissant aux pieds de l’effigie impériale dans un évanouissement si bien simulé que de vigoureux stewards vinrent la ramasser pour la porter dans une cabine d’où elle ne ressortit qu’à l’heure du déjeuner.

L’émotion, la colère l’avaient creusée. Aussi, à constater la misère du menu d’un temps de restriction, se reprocha-t-elle la noyade du caviar, tout comme elle s’en était voulu de celle du bouquet.

Son court repas achevé, déjà le soir tombait.

Malgré les supplications de sa dame d’honneur qui craignait une nouvelle crise, comme les voyageurs frileux étaient tous rentrés à l’intérieur, bien qu’il eût cessé de neiger, Augusta décida d’aller se recueillir à l’avant. Agenouillée, les mains jointes, elle pria pour le repos de l’âme de l’impératrice et la damnation de l’empereur. Et la paix descendit en elle. Mille souvenirs familiers réchauffaient cette nuit froide. C’était, par exemple, un matin à la Hoffburg : l’impératrice en costume d’acrobate, telle que l’a dépeinte Maurice Barrès dans Amori et Dolori Sacrum, se tenait sur son trapèze. De tristes pensées avaient interrompu ses exercices de voltige et, sur le front couronné de lourdes nattes, se laissait lire l’angoisse et une angoisse, d’autant plus poignante, que le sol à six mètres sous elle, donc risquant de se rompre les os si elle perdait l’équilibre, l’Impératrice se rongeait les ongles de pieds. À travers la soie du bas déchiqueté, déjà le sang commençait de couler quand Augusta, toujours sensible aux peines des grands et des petits, s’était jetée sur le parquet dans un mouvement de commisération suppliante assez spontané pour en faire craquer son corset. De ce jour avait daté l’intimité entre elle et l’impératrice et comme en Hongrie l’on avait adoré la chère Élisabeth autant qu’on détestait l’empereur, Augusta n’allait point se faire faute de rappeler l’affection à elle vouée par la première pour essayer de jouer des tours au second.

Et déjà, imperméable au brouillard qui pénétrait choses et êtres, avait mangé jusqu’aux derniers roseaux du rivage, notre exilée se reprenait à décider, organiser, combiner.

L’avenir ?

Son institutrice (une Française qu’Augusta ne manquait jamais de qualifier de jacobine et même de vraie jacobine), à tout propos et même hors de propos, lui avait durant toute son enfance seriné cette pensée versifiée de Victor Hugo :


L’avenir, Sire, l’avenir n’est à personne
L'avenir est à Dieu.


Aujourd’hui, penchée sur le bastingage, son face-à-main sondant les ténèbres, la Marie Stuart du Danube répète sans crainte : « L’avenir… l’avenir » et quoique très bonne chrétienne, elle ose dire à très haute voix :


L’avenir Augusta, l’avenir n’est pas à Dieu,
L'avenir est à Augusta,


mais Dieu qui l’entend veut-il la punir de son orgueil ? Plus tard, elle dira à son confesseur qu’elle a vu le diable et son confesseur ne la contredira point.

Dût-elle vivre mille ans, jamais elle n’oubliera comment la ténébreuse brume qui l’enveloppait, peu à peu, s’était épaissie jusqu’à devenir ouate et une ouate non à se croire sourd ou aveugle, mais à ne plus même se rappeler qu’il existât des sons. Et les autres sens, minces soies, magiciennes fanées, ballons à captiver devenus captifs, puis morts de la captivité, n’avaient pas été longs à tomber en poussière. Ainsi, le dôme qui, sous chaque orbite, trois minutes auparavant, encore se gonflait, déjà n’était plus que cendre.

Autant de trous qu’il y avait eu de globes. Le convexe en concave se creuse. Une archiduchesse qui a tenu sa place dans la plus vieille et la plus noble des cours d’Europe, une des rares femmes avec qui les chancelleries doivent compter, bientôt n’aura laissé de son passage qu’un vide dans l’atmosphère.

Et cependant, la goutte de conscience, tout ce qui reste de celle qui fut une si imposante personne, n’accepte pas encore de se laisser boire par le brouillard trop vorace. La résignation : ce serait une flaque pas même grise, Isabelle plutôt, du nom de cette autre archiduchesse qui, fidèle à son voeu, ne changea point de chemise les trois années que dura le siège d’Ostende par son mari. Non, Augusta ne saurait permettre qu’une telle crasse efface la pourpre veineuse et l’indigo artériel d’un sang non asservi. L’heure poreuse a voulu absorber toute couleur. Une goutte de conscience peut encore murmurer : « L’avenir ? » Et des lambeaux de lambeaux qu’on avait pourtant lieu de croire incapables d’écho, répètent : « L’avenir ? » – L’avenir, l’avenir, es-tu là ? Explique-toi. Dis qui tu es, d’où tu viens, où tu vas ?...

– L’avenir, présent, se contente de grésiller l’invisible.

Deux narines ressuscitées perçoivent un étrange parfum de cochon grillé.

– À qui cette odeur ?

– À moi, pardi, à moi l’avenir qui suis déjà, rien que le temps de te saluer, devenu le présent. Tu as trouvé ton maître, Augusta. Mais ne t’impatiente donc point. Tu t’es sentie à nouveau par miracle douée de la parole, puis de l'ouïe et de l’odorat. Maintenant, la vue va te revenir. Ouvre les yeux, regarde-moi. Là. Bonjour, bonjour. Je suis tout petit et tu es grandiose. N’empêche qu’en moi, en moi seul et à tes dépens, se trouve toute la force du couple. Alors je t’en prie, ne te moque pas du petit bout de fil de fer, du vibrion tortillé sans autre moyen de locomotion qu’une queue drôlement à ressort. La tête qui a l’honneur de te saluer n’est du reste pas si laide. Je l’ai choisie de cheval pour que l’hippocampe, sans trop d’invraisemblance, figure le point d’interrogation droit jailli des profondeurs à l’appel de ta détresse. 

Augusta eût certes préféré quelque autre compagnon à ce sacré satané sapristi d’enfant vilebrequin dont la virilité bien dardée, malgré l’humidité, le froid, avait réussi à vriller les ténèbres.

Elle qui avait sans hésitation giflé tout à l’heure un lieutenant, n’allait quand même pas s’en laisser imposer par un petit monstre obscène et insolent.

– Eh, dis donc, tu as du sang de thermocautère, mon bonhomme, mais sais-tu bien à qui tu parles ?

– Je parle à l’archiduchesse Augusta.

– Alors ?

– Alors, que Son Altesse daigne constater que je ne suis pas sans ressemblance avec les tziganes dont les archets ne veulent d’autres cordes que les nerfs de ces princesses qui se croyaient invulnérables sous les cuirasses enrubannées d’où elles ne tardent cependant à jaillir pour suivre nues, lourdes et sans honte les petits coqs irrésistibles. Tu veux régner, Augusta, or ce serait déjà trop beau si tu régnais sur toi-même. Tu dois être punie de ton orgueil. Mais, pour te châtier, je ne te métamorphoserai point en arbre à méditation comme j’en avais d’abord eu le projet. Avec tes voiles de veuve, tu aurais fait un beau saule pleureur, mais je tiens à te refuser cette satisfaction.

Serais-tu défeuillée de présent à n’oser rêver de bourgeons futurs, gnomesse en bois de regret, recroquevillée dans une écorce que ne tendraient ni souvenirs, ni espoirs, déchue de l’animal au végétal, afin de te consoler, tu t’enverrais des petits coups de comparaisons pépiniéristes et forestières, donc flatteuses. Tu baptiserais lianes les bras, les jambes que l’immobilité aurait déjà démusclés et liserons les mains qui, avant de se faner à jamais, se seraient jointes sur ta poitrine pour gratifier le plus symbolique des organes et son tabernacle à toit de côtes d’une délectation semblable à celle dont tu charmes tes aubes de veuve.

Tes membres, si j’en faisais des ficelles, mais ils sauraient encore ligoter des paquets de rugueuse rancœur. Réduite à l’état de filandre, tu demeurerais supérieure, quant à la voracité, aux trompes d’éléphants. Et tu n’épargnerais pas la moindre brindille palpitante et tu ne t’en irais qu’après avoir tout pris,


Tout pris,
Jusqu'à nos petits lits,


comme on chante dans les concerts de charité, en France, de l’autre côté du front. Et toi, malgré ton nom, traîtresse à ta patrie, tu n’as pas hésité à faire venir de Paris, en fraude par la Suisse, ce morceau, soi-disant parce que tu raffoles de Debussy qui a mis ces jolies paroles en musique. Mais ne sais-tu donc pas qu’on pourrait te fusiller pour commerce avec l’ennemi ? Enfin, passons. Pour ceux de ton espèce, toute amertume est délice à qui la sécrète. Dans tes solitudes de Hongrie, tu vas commencer par pisser du vinaigre, mais tu te rappelleras, fort à propos, le mot de ton grand oncle valseur, séducteur, coureur, joueur, etc. qui, sur ses vieux jours, rentra au couvent « avec, disait-il, l’espoir certain d’y être aussi heureux qu’un petit oignon dans son bocal de saumure, car, d’acide acétique, un ascète s’ascétise ». Oui, Augusta, tu ne manqueras pas de t’envoyer, en manière d’apéritif, de bons, petits coups de bile, et de la meilleure, la seule, l’unique, la tienne.

Mais quoi ! je voulais te punir de ton orgueil et soudain, je constate que je ne t’ai rien dit dont tu puisses t’enorgueillir. Les éléments avaient préféré se vaporiser plutôt que, toujours et encore, te servir. Trop grande dame pour composer avec ces traîtres, tu n’as pas daigné nous la faire à l’asiatique, à la désincarnée. Tu aimais mieux que ta vie finît en queue de poisson, sans même t’offrir, à l’occasion de cette image, le luxe d’une trop facile revanche poétique, bien que le froid soit toujours poisson. Augusta, ma solide, on ne t’aura pas à coups de vaporeux. Quant à l’état moyen, le liquide, tu en fais ton affaire, car tu es artiste, Augusta, et les artistes aiment à fréquenter les océans, ainsi que, d’ailleurs, les océans se plaisent dans la compagnie des artistes. Trop aisément même, à ton gré, l’eau salée cède aux caprices des aquariums décoratifs. Que la plaine liquide se laisse encager, elle et ses trésors, derrière des plaques de verre et il ne saurait plus être question que de Pacifique. Or toi, tu n’aimes pas les colosses doux à se laisser mettre en bouteille, ramasser à la cuiller, rouler en bigoudis autour des atolls. Tu rêves d’un océan qui serait le contraire du Pacifique, s’appellerait le Belliqueux et inventerait des typhons, tels que les navigateurs feindraient de l’ignorer, lui et ses colères. Et toi, sans espoir, aujourd’hui, de jamais régner à Prague, tu serais la souveraine du Belliqueux, sa baleine. Même le plus pointu des poissons n’oserait te traiter d’amphibie. En retour, pleine d’indulgence, tu ferais des petits signes aux cœurs perdus dans le brouillard, laissant espérer à chacun que la prochaine minute va mûrir la part sinon éternelle, du moins la plus précieuse de lui-même. Et comme tu saurais exhorter les chercheurs de trésor, du trésor ! Tu demandes quel trésor ? Vraiment tu me déçois. De quoi pourrait-il donc s’agir sinon de l’âme ? Les êtres privés de créatures à caresser, d’objets à ranger, d’écus à compter, mais il faut bien les décider à se rabattre sur l’impondérable. L’expérience a, du reste, pu t’apprendre que chacun tient à se bâtir, de sa propre mauvaise odeur, une petite niche des plus galamment tarabiscotées, avec incrustation de pourritures non moins rutilantes que l’arc-en-ciel qui pend au cou des dindons. Alors, conseille à chacun de monter en épingle de cravate ou en tièdes sautoirs dégoulinants, selon le sexe, sa sueur, son sang.

Du Belliqueux, ton empire s’étendrait vite à d’autres, à toutes les mers. Oui, Impératrice de l’Arctique et de l’Antarctique (de même que la rose est reine des fleurs, le poireau asperge du pauvre) l’hippocampe, ton serviteur, n’a d’autre ambition que de devenir le prince consort de Votre Majesté. Trop sage pour aller chercher midi à quatorze heures, vous avez su vous épargner toute tentation, fût-ce de tulipes. Aussi, libre des crises de conscience, vous avez engraissé plus et mieux qu’une reine batave.

Augusta, votre destin est d’apparat.

Affaire de vocation : perd son temps qui s’applique à vous singer, mais, amazone des plus hautes mers, Grande Mademoiselle, pourquoi un hippocampe ne serait-il pas votre Lauzun ? La cousine de Louis XIV qui refusa les meilleurs partis, un roi d’Angleterre, un empereur, mais oui ma chère, envers et contre tous, choisit et prit pour époux un simple gentilhomme qui lui venait à l’épaule.

Rappelez-vous aussi vos grand-mères. Ce n’était point de la bibine, eh bien ! Ces belles personnes qui toutes avaient de la poitrine, du cœur et, révérence parlée, de la fesse, Augusta, ma petite baleine, elles n’étaient pas sans vous ressembler.

Votre aimable embonpoint évoque ces seins si lourds que les tulles directoire en craquaient et en ployaient les corsets 1830. De telles créatures ne permirent à leurs contemporains de penser qu’à l’amour. Elles vivaient dans une pénombre doucement capitonnée, préféraient au cristal l’opaline et, foi d’hippocampe, l’opaline on va vous montrer à quoi ça fait penser. Tu te trémousses, Augusta, tu te lèches, surlèches, pourlèches, calèches les babines. Mais ne t’agite pas tant, chérie, car, ma parole, qu’allons-nous devenir si les baleines se mettent à sauter comme des carpes ? Et tu sautes à la corde, à la perche, oui caresse-la, la péperche à ton popocampe. Tu sautes à la dynamite. Au fait, si ton sexe a ses frôleuses qui, de les effleurer à peine, chavirent les grands mâles, le mien, pourquoi n’aurait-il pas ses allumeurs ? Tu prends feu, ma grosse. Ne compte pas sur pour moi t’éteindre.

À nous les flammes
Et les flammèches,
J'ai pris ton âme
Prends ma bobèche…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Augusta poussa un grand cri : « Le feu de l’enfer ! » et, l’incendie dont elle se sentait la proie n’allait pas être éteint par la neige noire qui pourtant s’était mise à tomber fort épaisse. L’univers était un immense catafalque sur lequel l’hippocampe, le plus haut dignitaire de la nouvelle apocalypse, célébrait l’office avec, pour enfants de chœur, des écureuils à mains de singe dont les rituels costumes à traînes de fourrure ne dispensaient point les visages d’une angoissante ressemblance avec les rats, car étaient venus les temps à la gloire des rongeurs. Pape noir des points d’interrogation, l’hippocampe faisait la quête et Augusta lui donnait tout ce qu’elle avait et se donnait elle-même pour un plancher digne de l’enfer qu’elle ne pouvait plus tolérer simplement pavé de bonnes intentions…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Déjà, les lumières de Budapest scintillaient. La dame d’honneur qui, après l’avoir cherchée partout, avait fini par retrouver Augusta sur un tas de cordes, la relevait, remettait d’aplomb sa coiffure Marie Stuart, mais ne parvenait pas à la sortir de ses pensées. Au débarcadère, tout le monde s’écarta comme il convient au passage de l’archiduchesse dont les yeux demeuraient si pleins de l’affreuse vision qu’ils ne virent pas s’approcher le pickpocket qui, d’une main, arracha et de l’autre recueillit les perles de son plus beau rang.

Un saint ecclésiastique, prévenu de son arrivée, l’attendait pour la bénir sur le seuil de l’Hungaria Palace. Mais celle qu’il appelait la plus sage des altesses ne sut que se jeter à ses pieds et supplier : « Mon père, mon père, j’ai donné tout un sautoir au diable pour repaver l’enfer ! » Le saint homme avait beau lui assurer que Dieu lui accorderait son pardon si elle offrait au clergé de la capitale hongroise le centuple de ce qu’elle croyait s’être laissé extorquer par le malin, Augusta gesticulait, hurlait avec une telle violence que voyageurs en costumes civils, religieux ou militaires, portiers et maîtres d’hôtel dont la curiosité pourtant n’eût point voulu perdre une bouchée du spectacle, s’écartaient de la possédée.

Ses cheveux s’étaient défaits, entraînant dans leur naufrage le rouleau de crêpé qui faisait de sa coiffure un coussin pour couronnes et très altiers chapeaux. Un de ses gros seins avait jailli des loques du corsage. Enfin elle put se relever et marcher vers l’ascenseur. Mais le liftier, effrayé de se trouver dans une si petite cabine avec une si imposante démone, se prit à trembler, grelotter, claquer des dents, bref à donner les premiers signes de la fièvre cérébrale qui devait le mener au tombeau le mois suivant.

Il fut alors question de faire exorciser Augusta. Elle, toujours à l’affût de la nouveauté, préféra s’en remettre aux soins d’un professeur allemand qui était venu se documenter sur place pour une thèse qui devait traiter : De la psychologie tzigane et des réactions diverses qu’entraîne le passage des nomades parmi les peuples stables. Il diagnostiqua une tziganophobie qu’on avait tout lieu de redouter chronique. Il ne déplaisait point à Augusta de se voir atteinte d’une maladie aussi subtile.

Sous ses fenêtres, on râclait du violon et, à entendre les musicanti du Corso, elle se laissait aller à aimer son mal. Elle n’avait pas la moindre envie de quitter l’Hungaria Palace pour aller s’enterrer vive dans son château sur les rives peu aimables du lac Balaton. Tout le monde était aux petits soins pour elle et quand vint le temps des lilas, elle éprouva un tel renouveau dans son cœur que, malgré son respect bien connu pour l’étiquette, elle quitta petit à petit ses voiles de veuve et commença, bien avant le temps protocolaire, à se vêtir d’un violet qui eut d’ailleurs vite fait de tourner au mauve, puis au rose. La seule ombre au tableau, c’était la présence de Turcs à l’hôtel. On avait dû, pour la nécessité de la guerre, s’allier avec l’ennemi ancestral et voilà que les descendants des affreux petits hommes qu’on avait eu tant de peine à chasser de la Hongrie, sous prétexte de collaboration militaire, de travail diplomatique, etc. y faisaient la pluie et le beau temps.

Quand elle pensait aux Turcs ou en rencontrait quelqu’un, Augusta étouffait. Elle devait très vite remonter dans ses appartements, demander à sa femme de chambre de lui desserrer son corset, s’appliquer des compresses au vinaigre glacé sur les tempes. Si sa tziganophobie était un mal complexe, romantique, son exécration des Turcs était sans mélange. Or un gros Ottoman qui habitait au même étage qu’elle la guettait dans les corridors, fasciné par une croupe qu’il ne pouvait apercevoir sans hennir. Pour fuir le Turc, Augusta montait du deuxième au troisième, puis redescendait à l’entresol et regrimpait au cinquième, mais le Turc, de plus en plus fou d’amour, la poursuivait à tous les paliers. Il lui envoyait chaque matin des bonbons, des fleurs. Comme il y avait le Corso entre le Danube et ses fenêtres, Augusta ne se donnait pas la peine de les jeter à l’eau, mais elle ne se donnait pas non plus la peine de remercier l’envoyeur qui continuait à envoyer. Or un beau jour il accompagna son bouquet, non plus de sucreries, mais d’une demande en mariage. Elle s’habilla en veuve, coiffa le petit chapeau Marie Stuart, décrocha du mur le portrait peint à l’huile de feu l’archiduc son époux, dont jamais, dans aucune de ses pérégrinations, elle ne s’était séparée, le serra contre son sein et sortit de chez elle.

Pour la première fois, le Turc, qui cependant ne pouvait manquer d’attendre sa réponse, n’ouvrit point sa porte, bien qu’elle eût pris soin de claquer la sienne à toute volée. Elle descendit donc et s’installa dans le hall où elle demeura deux heures sans s’impatienter le moins du monde. Elle n’avait pas oublié que la vengeance est un plat qui se mange froid, aussi prenait-elle bien garde de ne point se laisser aller à bouillir tandis qu’elle recevait les hommages de celui-ci, les compliments de celui-là et les félicitations de tous sur le grand air de l’archiduc en tenue de gala.

Enfin, arriva le Turc. Elle quitta son fauteuil prit le tableau et de toutes ses forces, car le cadre en était lourd, elle l’éleva à bout de bras, aussi haut qu’elle put et en assena au Turc un tel coup que le malheureux dont le crâne avait crevé la toile apparut, à la joie de tous, la tête prise dans un carcan de supplicié chinois. La leçon valait bien un chef-d'œuvre, mais Augusta trop grande dame pour abuser de son triomphe, laissa le malotru se dépêtrer et sortit, le port plus que jamais altier pour se rendre à l’église où elle avait coutume d’entendre sa messe quotidienne. Quand elle eut dit force prières pour le repos de l’âme de celui qui, même mort, savait encore la venger des affronts musulmans, elle rentra au Hungaria Palace où elle eut la satisfaction à la fois de recevoir les excuses du gérant et d’apprendre le départ des beys et pachas. Satisfaction passagère car, non seulement l’Empereur ne prit point fait et cause pour elle mais, au contraire, plus plat qu’un directeur d’hôtel, dès qu’il eut eu vent de la chose, il écrivit au Turc, et de sa propre main, qu’il désapprouvait la conduite d’Augusta, tandis qu’il faisait envoyer à la veuve de son cousin une lettre des plus sèches et tapée à la machine pour lui conseiller, s’il en était temps encore, de s’excuser, de renouer les relations et de mériter le pardon impérial en acceptant le mariage. Augusta eut un vertige à la lecture de cette missive. Décidément l’Europe s’écroulait et il fallait que la situation fût vraiment désespérée pour qu’on voulût ainsi la vendre. Mais quand bien même dût-il y aller de la destinée des Habsbourg, elle, entrer dans un harem ! elle, danser la danse du ventre ! ça jamais.

De ce jour, Augusta s’attendit au pire et put suivre, sans la moindre surprise, les péripéties de la débâcle qui chassa du trône le successeur de François-Joseph. Elle sut d’ailleurs quitter Budapest au bon moment, s’épargner la douleur d’être chassée du Hungaria, de voir son cher Palace devenir la maison des Soviets et Bela Kun, qu’elle détestait plus que tous les Turcs réunis, coucher dans le lit qui avait eu l’honneur d’abriter des rêves d’archiduchesse. À Prague où elle s’était installée, quoique la ville ne fût pas ce qu’elle eût été si elle y avait régné, elle n’avait pas trop à se plaindre. D’abord la jeune République tchécoslovaque n’était pas sans égard pour les Russes blancs dont chacun recevait d’elle la somme de mille couronnes par mois, ce qui, certes, n’était pas énorme, mais témoignait d’une bonne volonté qu’il fallait d’autant plus prendre en considération que le nouveau gouvernement n’était pas prodigue de ses deniers et, par exemple, ne se laissait en rien gruger par les chômeurs à qui, énergiquement, il avait refusé la moindre allocation.

À Prague, on respirait un air épique bien digne de griser des narines d’altesse. Le général Pelée, représentant Clemenceau, et son état-major eurent le rare honneur de bénéficier de cette atmosphère. Augusta se prit à moins détester, à aimer presque les Français qu’elle avait jusqu’alors, de tout son mépris, de toute sa haine, traités de jacobins.

La Commission des Quatre, c’est-à-dire Lloyd George, Wilson, Clemenceau, Foch, sous l’impulsion de son président, Clemenceau, avait décidé de soutenir la Tchécoslovaquie et la Roumanie en guerre contre Bela Kun, dont l’armée occupait déjà tout le sud de la Tchécoslovaquie. Augusta ne pouvait qu’approuver son ennemie d’hier, la collaboratrice de ses plus chers désirs, l’Entente dont les chefs avaient décidé qu’il fallait prendre entre deux feux les soviets, tuer une révolution que, ni la bourgeoisie des vieilles républiques, ni la noblesse des royaumes croulés ou croulants ne voulaient laisser vivre. Le triomphe de Bela Kun eût groupé uni, les populations danubiennes dans une paix communiste où rien n’eût été respecté des avantages de la classe aisée, des prérogatives séculaires d’une aristocratie qui, consciente de ses intérêts, entendait, sur les débris du grand empire, parmi le méli-mélo des races, créer, de toutes pièces et à n’importe quel prix, des petites patries dont l’unité nationale factice serait génératrice d’antagonismes irréductibles et assez bien balancés pour que le concert européen ne manquât point d’instruments et pût continuer sa musique traditionnelle si chère aux oreilles des grandes dames mélomanes.

Comme on était en train de rapetasser le vieux continent il s’agissait de ne point perdre de temps et de suggérer, intriguer avant la signature des traités. Ce fut une époque de suffocante activité, ce fut un des plus beaux temps de la vie d’Augusta. Tout le monde lui envoyait et elle envoyait à tout le monde des télégrammes chiffrés. Elle en recevait au moins cinq par jour et en expédiait le double. Elle prodiguait par la plus rapide des voies postales ses conseils à son compatriote le comte Bethlen qui, dans le sud de la Hongrie, avec l’aide du général Franchet d’Esperey, organisait la lutte contre les soviets triomphants. Des héros semblaient jaillir du sol, mais dans leur innombrable quantité, Augusta avait su choisir son dieu, le général Stéphanic.

Juin, juillet 1919.

Le 8 juin, Clemenceau, président de la Commission des Quatre, a télégraphié à Bela Kun : Les Gouvernements alliés et d’entente sont sur le point d’inviter le gouvernement hongrois à la Conférence de la Paix. Les Alliés ont déjà proclamé leur désir inébranlable de faire cesser toute hostilité superflue du fait que vous avez arrêté l’armée roumaine ainsi que l’armée française sur la frontière de la Hongrie. Dans ce cas, le gouvernement de Budapest doit cesser immédiatement toute attaque contre la Tchécoslovaquie sinon les gouvernements alliés sont résolus à prendre les mesures les plus énergiques.

Quelques jours plus tard, Bela Kun télégraphiait au représentant de Foch à Prague : quelles garanties donnez-vous au sujet de la retraite de l’armée royale de Roumanie sur le territoire désigné par Clemenceau ? Le général Pelée répondait :

Je transmettrai au président de la Conférence de la Paix votre question au sujet des territoires occupés par l’armée roumaine dont l’évacuation est garantie par la décision de la Conférence de la Paix.

Ainsi, selon l’engagement pris le 13 juin par Clemenceau, au nom de la Commission des Quatre, l’armée roumaine devait évacuer les territoires hongrois qu’elle occupait, à la minute même que l’armée de Bela Kun se retirerait de Tchécoslovaquie.

Le 11 juillet, Bela Kun devait rappeler, mais vainement, Clemenceau à sa parole. L’armée rouge avait, en effet, cessé les hostilités le 24 juin. La troupe royale roumaine, au lieu de se retirer, envahit toute la Hongrie, de connivence avec la noblesse et le clergé hongrois qui avait pu quitter Budapest. Et Augusta de se féliciter de voir Horthy livrer son pays à des armées ennemies mais royales, donc purificatrices. Mais si elle était tout yeux, tout oreilles aux moindres faits et gestes d’un homme qui allait si bien et si durablement organiser la terreur blanche, elle n’oublia point le président de la Commission des Quatre qui avait sauvé la civilisation, l’honneur, la tradition et, ce qui avait bien aussi sa petite importance, ses domaines aux bords des lacs Balaton.

Elle envoya donc une dépêche de remerciement au vieux Tigre et, comme elle ne se sentait pas d’humeur à lésiner quant à la récompense des héros, elle acheta pour le général Stéphanic, un petit canon en or serti de diamants. Pour un tel présent elle dut hypothéquer ses terres, mais ce n’était pas de l’argent mal placé. En effet, si elle ne pouvait régner à Prague, elle n’en songeait pas moins à s’y installer définitivement comme tiers de souveraine, c’est-à-dire comme épouse du soldat qui avait été l’un des trois fondateurs de la très raisonnable (si très jeune) république.

Elle ne se pressait pas de poser une question précise au principal intéressé. D’avance, elle était sûre de sa réponse, car il ne pouvait certes pas être indifférent à sa beauté, alors dans toute la magnificence d’un somptueux été qui ne laissait prévoir l’automne que par la frondaison rousse d’une chevelure dont de savantes applications de henné ravivaient la blondeur que la tourmente européenne et des chagrins intimes avaient prématurément blanchie.

Ainsi allaient les choses et l’on peut dire qu’elles n’allaient pas trop mal quand l’avion de Stéphanic vint s’écraser contre une des petites Carpates. Ce fut un deuil national. Terrassée par la douleur, Augusta n’eut même pas la force d’aller pleurer sur le cadavre de celui dont elle avait le droit de se considérer la veuve au moins par le cœur. Elle attribua l’accident aux desseins de la Providence (Mon Dieu, que Votre volonté soit faite !) qui, pour la punir de sa conversation avec le diable tzigane, le tzigane de diable, le diable de tzigane ne permettrait plus jamais qu’elle fût heureuse.

La version officielle était une panne de moteur. On chuchotait aussi que le général avait été descendu par le feu de sa propre armée, sciemment disaient les uns, du fait, affirmaient les autres, d’un malheureux hasard qui avait voulu que les soldats tchécoslovaques eussent pris pour le drapeau hongrois (ennemi) le drapeau italien (ami) dont ses ailes étaient pavoisées, les couleurs de ces drapeaux ne différant que par leur disposition. D’autres encore prétendaient qu’il s’était suicidé.

Augusta, comme l’on pense, ne prêtait pas l’oreille à ces bruits calomnieux. D’ailleurs, la Tchécoslovaquie entière s’apprêtait à glorifier le héros. Au sommet de la montagne où il avait trouvé la mort, on finissait d’ériger une maçonnerie commémorative et digne de ses exploits. Pour surveiller les architectes, les entrepreneurs et les ouvriers qui travaillaient à ce monument puis, quand la dernière pierre en fut posée, pour attendre son inauguration, notre Augusta s’était installée dans ces parages historiques. Elle avait choisi une ville d’eau tchécoslovaque où elle avait, chaque matin, en guise de passe-temps et de distraction, la ressource des bains de boue. Les après-midi qu’elle ne se faisait pas conduire au cénotaphe, elle se promenait le long d’un petit fleuve qui lui semblait un parfait symbole de sa destinée. En effet, cette rivière coulait calme, majestueuse, sans prétendre ni à des profondeurs ni à des complications inutiles. Au plus creux de son lit, un homme de taille moyenne qui eût réussi à se tenir debout n’eût eu de l’eau que jusqu’au nombril. Mais les meilleurs nageurs s’aventuraient-ils à cinquante centimètres du bord, un courant fatal les emportait et, si l’on parvenait à les repêcher, ils avaient déjà cessé de vivre. À l’hôtel, les vieilles dames que leurs rhumatismes empêchaient de bouger passaient leurs journées à parier : « Combien y aura-t-il de noyés aujourd’hui ? Plus ou moins qu’hier ? » Augusta allait aux nouvelles, faisait le bookmaker. Un jour qu’elle en était à son septième noyé, à force de jouer des coudes, elle réussit à se glisser au premier rang. Les sauveteurs professionnels (dans ce pays le plus lucratif des métiers, bien que déjà un peu encombré), sous prétexte d’une respiration artificielle dont ils étaient les premiers à ne rien attendre, malaxaient un cadavre de jeune fille.

Le caleçon d’un des triporteurs laissait deviner un émoi dont la plus libérale des archiduchesses pouvait d’autant moins accepter le spectacle que, comble des combles, celui qui le lui infligeait était de peau très foncée, de cheveux très noirs, donc tzigane. Un tzigane profaner une vierge que Dieu, par la voie des eaux d’un affluent du Danube, avait rappelée à lui ! C’en était trop.

Du manche de son ombrelle terminée par une tête en ivoire sculpté de François-Joseph, Augusta asséna un coup justicier au bon endroit. Elle y mit toute la force d’un bras assez musclé pour tenir le sceptre des plus lourdes royautés. La transparence d’un pauvre petit jersey de coton n’était certes point capable, à elle seule, d’amortir le choc. Et cependant le tzigane ne broncha point, tandis que la tête de l’oncle empereur se brisait en deux morceaux qui roulèrent sur le sol. Ainsi, après des années, la grande politicienne se trouvait-elle vengée de son persécuteur, car quoi de plus infamant pour un Habsbourg que de se casser le nez sur un bas-ventre de fils de la race maudite ? Augusta fit l’honneur à son voisin de lui demander de ramasser les débris. Celui-ci, un lieutenant de l’armée tchécoslovaque, comme s’il avait deviné que ce serait à lui d’être noyé le lendemain, mit à lui tendre les morceaux d’ivoire un respect qui, non seulement n’était pas de ce temps, mais, déjà, n’était plus de ce monde. Pour le récompenser d’une si gracieuse déférence, Augusta pria le lieutenant de garder, en souvenir d’elle, les restes de son en-cas et, armée de son seul face-à-main, elle fendit la foule de curieux qui ne comprenaient pas qu’on abandonnât une si bonne place juste à la minute où le tzigane tout ahanant tachait son costume de bain de taches qui n’étaient pas de sueur. Augusta se promettait de tirer une conclusion de l’aventure. Elle se hâtait déjà vers les grands bois dont le cœur silencieux est propice à la méditation. Mais, à peine entrée dans la forêt, elle rencontrait un petit garçon de cinq ou six ans qui dansait nu au milieu d’une clairière. Il accompagnait ses entrechats d’une chanson dont les paroles se résumaient dans le tralala d’un usage généralisé même dans le mystère des futaies tchécoslovaques où, pourtant, il n’a jamais été question que l’espéranto pénétrât. Par les traits, par le teint, cet enfant rappelait le jeune homme sacrilège du quart d’heure précédent. Mais elle n’allait tout de même point prendre ombrage du chérubin qui éveillait dans son cœur le plus doux des sentiments, l’amour maternel qu’une vie trop mouvementée ne lui avait pas encore accordé le loisir d’éprouver. En trois secondes, elle avait tour à tour pensé faire de ce bébé tralala un général, un philosophe, un industriel. Mais il n’y a jamais eu, mais il n’y aura jamais ni général, ni philosophe, ni grand industriel tzigane, lui disait sa raison. « Alors, j’en ferai un artiste », décida-t-elle. Et la voilà qui se met à caresser le sauvageon, lui entoure les reins de son écharpe car, quoique cet angelot de petit noiraud ne fût point encore d’âge à offusquer sa majestueuse bienfaitrice, cette dernière, qui ne pouvait souffrir l’indécence, se devait bien de le vêtir pour le mener à son hôtel où elle le bourra de pâtisseries, de café à la crème et lui donna quelques sous qui décidèrent le bonhomme à revenir le lendemain.

L’hippocampe de son hallucination (Augusta ne pouvait l’oublier) était bien inférieur en diablerie à n’importe quel fils de la race maudite qui impose à une saine et toute neuve nation ses souilleurs de jolies noyées. Mais comme elle était de ces saintes femmes qui veulent arracher à l’enfer, sinon Lucifer, du moins les démons attendrissants de jeunesse, elle persista dans sa résolution de faire du bébé tralala un civilisé. Sans doute existerait-il toujours des différences essentielles entre une archiduchesse, incarnation, la plus typique et la plus parfaite de la culture européenne et le descendant, même rentré dans l’ordre, des voleurs de chevaux. Mais elle ne voulait pas l’impossible et elle savait qu’elle aurait déjà du mérite si elle parvenait à métamorphoser en petit monsieur ce jeune plantigrade.

Quoique fort musicienne, parce qu’elle mettait l’art comme toute chose à sa place, elle décida que ni le chant, ni la danse ne sauraient suffire, à l’éducation du bébé tralala ni la danse ne sauraient suffire à l’éducation du bébé tralala. Puisqu’il était artiste, il importait que, par la voie des arts d’agrément, il parvînt au seuil d’un sage avenir.

Dans une mercerie, on lui choisit donc un canevas imprimé représentant le général Stéphanic dont le profil, un vrai profil de médaille, était couronné d’un képi à feuilles de chêne.

Une fois la tapisserie achevée, Augusta pensait la faire monter en tabouret de piano à son usage personnel et exclusif. Elle seule aurait droit de s’y asseoir et s’y assiérait chaque matin pour abreuver de marches funèbres l’âme du guerrier toujours présente dans le petit salon où, au temps de sa vie glorieuse, il était un jour venu la visiter. Mais elle ne permettrait jamais que nulle fesse profane souillât les traits de son dieu. Elle tenait surtout à ne point partager le nez aquilin, bien au centre qui, en intime communion avec la partie d’elle-même qu’elle lui offrirait dans une impudeur de grande amoureuse ferait un de ces bilboquets !

Une bienfaitrice ne saurait manquer de ressentir un légitime orgueil quand, assise dans le cercle des dames de son hôtel, elle les force à constater les progrès de son protégé. Mais dans les halls tchécoslovaques, parmi les impotentes autochtones ou étrangères, là comme ailleurs, la jalousie va son chemin. Au lieu de se laisser toucher, on critique, on décourage. Augusta se rappelle tout à propos un dicton cher à sa jacobine d’institutrice : « Paris ne s’est pas fait en un jour. » Mais ces roturières à l’esprit mesquin n’ont d’autres souci que de soigner leurs rhumatismes. Ce sont des femmes sans idéal qui n’ont jamais eu la moindre intention de collaborer, si peu que ce soit, aux luttes d’Augusta contre une tziganophobie assez endémique pour que toute la région en ait oublié son antisémitisme. Une de ces défaitistes (qui joue, soit dit entre parenthèses, un bien drôle de jeu puisqu’elle accepte de rendre leur salut aux juifs à papillottes, dans le parc), une de ces défaitistes ne va-t-elle pas jusqu’à prétendre que le bébé tralala ose la piquer avec son aiguille à tapisserie dès qu’Augusta tourne les yeux. La plaignante, il est vrai, vient de Sarajevo dont la population est musulmane et les femmes voilées. L’archiduchesse ne prend point la peine de discuter avec des Turcs. Seule, une Polonaise théosophe a quelque tendresse pour le bébé tralala. Augusta qui, en dépit des résultats obtenus, ne peut s’empêcher d’éprouver plus d’une crainte quant à l’avenir de son protégé, prie cette sympathisante de faire tourner une table afin qu’on sache à quoi s’en tenir. Or bien que les tables tournantes soient à l’ordinaire peu prodigues de leurs coups, celle-ci martèle : « De la tapisserie pour un tzigane, c’est une pêche Melba pour un tigre, un bouillon de légumes pour un requin. » Guère satisfaites de cette déclaration, les questionneuses somment le guéridon de s’expliquer, mais alors son bois fragile est pris de tels tremblements qu’il s’effondre dans un terrible fracas.

Augusta n’en dort point de la nuit et, au réveil, elle décide de confier son tigre-requin à un vrai meneur d’hommes. Depuis qu’elle avait lu dans les journaux que la reine de Roumanie, au cours d’un voyage en Amérique, était allée visiter Ford, Augusta s’intéressait en effet de tout son cœur à l’essor des usines de Bata qui, si elles étaient encore à celles de Ford ce qu’une chaussure est à une auto, n’en promettaient pas moins. Elle payait d’exemple et sa devise : « Bottons-nous tchécoslovaquie » avait eu raison des résistances d’un snobisme toujours prêt, par mesquine vanité, à ne pas vouloir de ce qui a été fait en série. Or le bébé tralala répugnait aux souliers. Elle devait lui en acheter chaque jour une paire qu’il ne manquait jamais de métamorphoser en petits bateaux.

Rendue par l’insomnie poreuse au virus filtrant de la tziganophobie, ce matin-là, quand Augusta trouve son protégé dans le parc, elle s’empresse de lui annoncer qu’on va faire une promenade en auto, ajoutant pour elle-même, en pensée : « Ah, ah, petit tigre-requin, tu ne peux supporter la moindre pantoufle, eh bien, on va te faire fabriquer des godillots. » Et l’après-midi même, elle a remis le bébé tralala entre les mains de celui qui, vingt ans auparavant simple cordonnier de village, pouvait à cette heure rêver que bientôt, grâce à lui, il n’y aurait plus un pied nu de par le monde. Avec le cœur généreux qu’on lui connaît, on pense bien qu’Augusta ne fit pas impunément la connaissance de cet être d’idéal, tout le contraire d’un songe-creux, assez énergique pour ne jamais s’égarer dans des considérations sur la journée de huit heures ou les mauvaises odeurs des tanneries où il faut que le cuir se tanne.

« Je ne change pas, je ne vieillis pas, j’ai toujours le même besoin d’un grand homme », avait-elle constaté cependant qu’elle se délectait d’une glace. Le verre dans lequel on la lui avait servie était orné de la signature de Bata, tout comme, d’ailleurs, les murs des maisons, la vaisselle de tous les buffets, les casquettes des cyclistes et même, disait-on, ce que les ouvriers ne sortaient à l’ordinaire de leurs braguettes que pour satisfaire les besoins les plus urgents, mais dont, – le jour par semaine qu’ils ne devaient pas se lever dès 5 heures pour aller à l’usine, – leurs femmes avaient le loisir d’admirer les tatouages bien lisibles avant l’amour, quand il importait de se rappeler que, toute force se trouvant mise au service de Bata, il s’agissait maintenant de faire un bébé, mâle ou femelle, destiné aux usines de Bata.

Sur le livre d’or de l’usine, elle avait écrit en français, parce que, selon elle, cette langue, plus et mieux que tout autre, se prêtait à la musique des vers libres :


À Zlin [1]
Vêtue de mousseline,
Augusta
Admira Bata,
Puis lui confia
Le bébé Tralala
et dégusta
Une zmrlina [2]


C’était, sans conteste, une manière de déclaration, mais Augusta n’avait pas la moindre peur de se compromettre. Elle avait le courage de ses sentiments et de ses idées et, si elle n’avait juré fidélité totale à la mémoire de Stéphanic, si elle n’était, au cours de la semaine qui suivit l’accident, entrée en possession d’un uniforme commandé tout exprès à la taille du héros pour combler le vide laissé dans son musée des reliques par la crevaison du portrait de l’archiduc, certes alors le roi de la chaussure eût trouvé une place digne de lui dans son cœur. Ne marchait-elle pas avec son siècle, ne savait-elle pas, d’expérience, qu’un trust vaut bien un empire ? Industriel, héros de la paix, maréchal du travail à la chaîne, Bata ne devait-il point mourir, d’ailleurs, de cette mort violente qui ne manqua jamais d’échoir à tous ceux qu’Augusta honora ou eût pu honorer de son amour ? À quelques kilomètres du lieu où le généralissime des armées tchécoslovaques avait trouvé son glorieux trépas, Bata périt lui aussi dans un accident d’avion. Mais n’anticipons pas, bien que, en vérité, Augusta puisse, sans poser à la pythonisse, dire que, lors de l’inauguration du cénotaphe en l’honneur de Stéphanic, elle eut un pressentiment de la seconde catastrophe. Le dépit bien légitime s’ajoutait à sa douleur pour lui faire tout redouter de l’avenir.

Pourquoi, par exemple, n’avait-on pas mis, abîmée dans une douloureuse attitude, une statue de femme voilée que volontiers elle eût, elle, accepté de poser avec le chapeau Marie Stuart et les flots de crêpe qu’elle avait dû justement ressortir de ses armoires à l’occasion de la présente cérémonie funèbre ? Et pourquoi, elle qui était un peu la mère de la Tchécoslovaquie, lui fallait-il demeurer muette, ne point haranguer les sokols, boire ses larmes en silence ? Il semblait à Augusta que l’univers entier, les puissances terrestres et divines eussent voulu la narguer.

Elle se sentait vivre son jardin des oliviers, sans soupçonner, toutefois, que son Golgotha dût être si proche. En effet, rentrée à l’hôtel, dès la loge du portier, elle apprenait que le bébé tralala s’était enfui de chez Bata, avait réussi à se glisser dans la chambre de sa bienfaitrice pour y dérober le pantalon, la veste et le képi de général.

Incapable de supporter l’idée de ces reliques polluées par l’un de cette race maudite, Augusta promit une récompense décisive à qui lui ramènerait, en quelque état qu’ils fussent, l’auteur et les objets du larcin. Mais encore fallut-il trois jours pour les retrouver au fond de la rivière.

Le bébé tralala, déjà presque décomposé, pieds nus comme pour narguer dans la mort sa bienfaitrice dans la vie, était revêtu de l’uniforme-souvenir où l’on aurait pu en mettre au moins quatre de sa taille. À cette nouvelle et malgré tant d’atroces détails, Augusta ne put s’empêcher de pousser un cri de victoire : « J’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable, j’ai noyé le diable », répétait-elle sur un rythme à la fois lyrique et épique. Le lendemain, après avoir jeté au feu la tenue profanée, elle partait pour Vienne afin d’en commander une nouvelle chez le meilleur tailleur militaire, fournisseur jadis de feu l’archiduc.

Comme elle ne voulait pas confier au chemin de fer son trésor, elle décida d’attendre qu’il lui eût été livré, avant de regagner son quartier général, Prague. Elle vivait des heures assez mornes dans la capitale de l’Autriche où ses pairs ne lui avaient point pardonné sa conduite avant et après la guerre, lorsqu’un jour qu’elle passait sous les guichets de la Hoffburg, elle lut, écrit sur une porte : Paneuropa. Dans ce palais, autrefois, elle avait trop entendu parler de panslavisme, de pangermanisme et même de panthéisme pour s’étonner d’y voir, aujourd’hui, installé un nouveau pan.

Elle poussa donc la porte de Paneuropa et la rencontre d’Augusta et de Paneuropa fut aussi simple mais aussi décisive que celle de Newton et de la pomme.

Avant d’acheter les brochures, elle commença par demander des explications. Ainsi apprit-elle non sans plaisir que l’Angleterre était destinée à ne plus faire partie de l’Europe et à former une confédération, bien entendu britannique, avec métropole insulaire et dominions. Malgré ses liens de parenté avec les marquis of Sussex, ou plutôt à cause de ses liens et bien que depuis 1914 elle n’eût rencontré ni le défunt lord qui aimait tant la chasse au tigre, ni Primerose, ni leur fils dont elle était la marraine, Augusta que ne séduisaient ni l’excentricité londonienne ni la folie irlandaise, ni la mélancolie écossaise, était fort aise de voir à jamais rejeté du continent le plus sage, le plus central, le plus catholique, cet îlot d’orgueil et de protestantisme. Cette initiative si pertinente l’avait tout de suite conquise. Elle applaudissait : « Très bien, très bien », et elle vida son sac pour avoir le droit d’emporter livres et revues où se trouvait exposée la doctrine.

Et elle en eut pour son argent car, rentrée à la maison, quelles délices de lire sous la plume d’un général français un article dont l’auteur disait, avec toute l’impartialité désirable, comment il avait, lors de l’occupation de la Ruhr, compris que les Allemands, après tout, n’étaient point faits pour être exterminés par leurs voisins occidentaux. Le général adhérait donc à Paneuropa dans l’espoir d’une alliance avec eux qu’il avait jusqu’alors méprisés, combattus, tués et même traités de boches. Cette alliance permettrait de prochaines et justes guerres dont la première, il ne se gênait point pour le donner à entendre, serait entreprise contre les Soviets. Augusta pleura d’émotion en pensant combien ce général aurait plu à Stéphanic. Et elle allait d’émerveillements en émerveillements. L’Afrique, l’Asie, l’Océanie offraient le meilleur d’elles-mêmes à des taches de couleur européenne, car il était bien entendu que la nouvelle confédération garderait ses colonies anciennes et même s’arrangerait pour en faire de nouvelles. Cette dentelle de pays sauvages ne pouvait que plaire à une archiduchesse qui, pour avoir un grand sens politique, n’en gardait pas moins toute sa féminité. L’empire britannique, d’une part, l’Amérique, d’autre part, et surtout l’Europe, il y avait bien là de quoi répondre au soi-disant réveil des races noires et jaunes et aux communistes.

Celle qui avait osé, dans le feu de l’enthousiasme, écrire au vieux Tigre pour le féliciter d’avoir, par sa ruse à triompher de Bela Kun, effacé jusqu’au souvenir de ses anciennes jacobineries, comment eût-elle pu hésiter à entrer dans le mouvement paneuropéen, où, sans se flatter, les lumières que l’expérience lui avait values n’allaient certes pas être inutiles pour éclairer les questions juive, turque et tzigane que (c’était la seule ombre au tableau) l’on avait omis de poser.

L’activité paneuropéenne d’Augusta ne devait point tarder à la mener en France. Elle avait tenu à faire un pèlerinage à Cocherel, où le mieux inspiré des paneuropéens, Briand, dort son dernier sommeil. Elle n’avait pas eu le bonheur de le connaître, car, lors de sa conversion, il était déjà dans la tombe, ce dont elle avait été la première à le féliciter. En effet, tel qu’elle l’avait entendu célébrer lui et son charme et sa voix de violoncelle, comment aurait-elle pu manquer de s’en éprendre ? Et alors, le pauvre, au lieu de mourir dans son lit, fut, ainsi que Stéphanic, ainsi que Bata, tombé d’avion, oui, tombé d’avion, ainsi qu’il se pourrait fort qu’il advint au comte Coudenhove Kalergi celui-là même à qui, malgré sa naissance mi-japonaise, mi-autrichienne, il a été donné d’être le fondateur de Paneuropa.

Quel fier langage il sait parler ce cher Coudenhove et aussi quelle joie quand on est sur le bord de la Seine, de lire, traduit dans un journal français, un article que vient de publier le Neues Wiener Journal, où justement il traite, avec sa maestria coutumière de la Révolution mondiale par la technique : Le but de la technique, écrit-il, est la généralisation de la richesse, de la liberté, du pouvoir, de la beauté, de la civilisation et du bonheur ; non la prolétarisation mais l’aristocratisation de l’humanité.

Non la prolétarisation, mais l’aristocratisation de l’humanité. Augusta répéterait ces mots charmants durant des heures et des heures. Elle se gargarise de cette profession de foi. Qu’on vienne maintenant lui parler du prolétariat et l’on verra bien.

La France a reçu Augusta au moins aussi bien, certes, qu’une vedette de cinéma. Dès le quai de la gare de l’Est ce ne furent qu’interviews, éclairs de magnésium. On put la voir et l’entendre aux actualités dans tous les cinémas. Le prince des journalistes lui-même, malgré sa méfiance systématique pour tout ce qui se réclame d’un internationalisme ou d’un autre, eût cru, dans son âme et conscience, manquer à tous ses devoirs d’éclaireur de l’opinion s’il ne lui avait envoyé, l’après-midi même de son arrivée, le plus célèbre de ses interviewers. La présidente de l’Association pour l’essor littéraire et artistique de l’élite féminine offrit un thé d’honneur où Augusta eut la grande joie de rencontrer la romancière populiste Marie Torchon et la poétesse des Épanchements, la fameuse Synovie. Elle fut invitée à l’Élysée, à la Préfecture de police et à des réceptions académiques.

Le jour des funérailles nationales qui donnèrent au prince des journalistes l’occasion de faire connaissance avec l’héritier des marquis of Sussex, à Notre-Dame, elle joua, plus et mieux que jamais, son rôle d’ambassadrice paneuropéenne et, malgré le maître des cérémonies qui voulait qu’elle s’assît du côté des dames, elle s’installa au beau milieu du corps diplomatique d’où l’on ne parvint point à la déloger, défendue qu’elle était par le nonce apostolique. À la sortie l’air bouleversé de son filleul lui sembla de fort bon augure et, quoique le jeune lord, en tant que sujet britannique, n’eût point le droit de faire partie du cerveau du monde, d’espérer devenir la plus petite cellule du grand corps paneuropéen, sa marraine, touchée par son émotion ne craignit pas de lui exposer quelques vues de politique internationale. Elle reconnut du reste très vite que ce bel adolescent était mieux doué pour choisir des cravates que pour se retrouver dans les arcanes du temps d’aristocratisation dont elle était la grande prêtresse.

La Monte Putina s’était trouvée une des premières et des plus acharnées à inviter, cajoler, flatter Augusta.

C’est elle-même qui a décidé la divine lady à donner le déjeuner historique d’aujourd’hui. Marie Torchon, Synovie, un jeune ménage américain et même une chanteuse seront au nombre des invités. Tout le monde est en retard. Espéranza pourtant avait promis d’arriver très tôt pour recevoir l’archiduchesse et donner le ton. Primerose a peur de gaffer. Le prince des journalistes ne semble pas trop maître de lui. Par bonheur, Augusta daigne, elle-même, remettre d’aplomb sa cousine qui s’est empêtrée dans les jambes compliquées de son pantalon de pyjama et a risqué, au temps le plus profond de sa révérence, de tomber bel et bien sur le derrière.

Augusta qui a dû prendre l’autocar (elle n’est pas riche) et faire deux kilomètres à pied sous le soleil (ce qui n’est pas gai pour une personne de son volume), Augusta apparaît toute douceur, tout sourire. Le prince des journalistes lui donne de l’altesse tant qu’il peut, mais elle, avec l’exquise condescendance des personnes trop bien nées pour avoir à craindre d’exagérer la simplicité, elle lui dit : « Appelez-moi donc Augusta. Si je suis Habsbourg par le mariage, je suis hongroise par la naissance, tchécoslovaque par le cœur, paneuropéenne par l’intelligence, oui paneuropéenne et presque végétarienne. »



IV.

LES PASSE-TEMPS DE L’HONORABILITÉ


Le jeune lord est allé mettre un pantalon et une chemise car, bien que son slip se trouve on ne peut mieux assorti à la lumière du jour, il s’est senti honteux d’être aussi peu vêtu devant son archiduchesse de marraine qui, certes, n’est point encore parvenue au stade nudiste de son évolution.

Le prince des journalistes a offert son bras droit à Augusta et le gauche à Primerose pour les mener sous la tonnelle où leur trio s’assied. L’ex-pseudo-amant d’Espéranza, doué d’une conscience patriotique qui n’a d’égal que le sens de la dignité, de la grandeur, pourrait-on dire, si durant soixante et dix années il n’a en ce qui concerne ses rapports avec les femmes, tenu qu’à s’afficher juste assez pour imposer le silence aux échotiers, c’est que, de l’une à l’autre de leurs modes, ses contemporaines avaient peu à peu laissé se perdre le secret de cette noblesse, de ce quelque chose d’impérieux que l’empire romain a, parmi tant d’autres trésors, légué au monde. De tout ce qu’il a vu de grands et de petits atours, il n’a d’autre robe à se rappeler que celle dont les ruchés, volants, bavolets, nœuds, bouillonnés, strapontins, biais d’écossais, pèlerines et suivez-moi-jeune-homme donnaient à feu sa mère, malgré la bosse pourtant d’un maigre secours décoratif, une majesté telle que, maintenant encore, il se sent capable d’en vouloir à son regretté père, l’épileptique, d’avoir partagé l’ombrelle-auréole de la tarabiscotée, pendant les promenades aussi tendres que matrimoniales, entre les murs jamais franchis de ce parc où un amour avait su, au long d’un demi-siècle, se conserver intact.

Aujourd’hui, non seulement Primerose a réussi à combiner un pyjama qui impose le respect, mais l’on peut encore et surtout dire d’Augusta que, la chaleur aidant, elle éclate de nobilité sous la soie noire qui la cuirasse. Si Espéranza était là, ce serait une vraie trinité de magnificence.

Enfant, le prince des journalistes chantait :

Greli,
Grelot,
J’ai combien d’sous dans mon sabot ?


Quand, plus tard, ses parents lui eurent appris, pour remplir les longues soirées d’hiver, non le baccara mais le trente et un, jeu dont la bossue et l’épileptique estimaient que, du fait même qu’il remontait au temps de Molière, il était pur de la crapulerie hasardeuse à l’ordinaire inhérente aux cartes, le rythme de greli-grelot servit de squelette à ces nouvelles paroles, bien dignes d’encourager une puberté naissante :

Brelan,
Branlant,
Combien d’amours pour mon p’tit gland ?


Ah ! les vieilles chansons françaises ! Leurs chanteuses ont bien raison de réclamer la Légion d’Honneur.

Pour certains, quand ils étaient jeunes,

Y avait dix filles dans un pré,
Dix filles d’âge à marier.
Y avait Chine, y avait Line,
Y avait Martine et Caline.


Pour le fredonneur de Brelan-branlant, la chanson avait vite tourné à l’angoisse interrogatrice immortalisée par Villon dans la célèbre ballade : Mais où sont les neiges d’antan ?

Mais où sont ces touloupes
Dont le trio était une troupe ?
Mais où sont ces guenipes
Aux triples tripes ?
Brelan,
Branlant,
Y a plus d’amour pour mon p’tit gland.


Malgré le tour classique d’une imagination qui évitait le monstrueux même au plus haut des élans, même au plus fou des vertiges masturbatoires, durant des années et des années, touloupes et guenipes ne parvenaient point à prendre traits humains. Fées absentes, leurs doux noms dans la réalité demeuraient insaisissables. Or aujourd’hui, si Primerose semble touloupe, Augusta, elle, apparaît guenipe. Et réciproquement. C’est clair, lumineux, éblouissant même. Et jamais deux sans trois. Si à chacun de ses côtés est assise une de ces créatures toujours invoquées, jamais entrevues, une autre encore ne peut, dans la personne d’Espéranza, manquer de bientôt faire son entrée.

Donc, le prince des journalistes de se frotter les mains en récapitulant :

Augusta : symbole de l’intelligence politique en dépit d’un internationalisme téméraire.

Primerose : symbole de la beauté en dépit du monticule de paraffine sous la peau d’une de ses joues.

Espéranza : symbole de la clarté française avec levain d’esprit gaulois et, grâce à son mariage, fumet de sens juridique romain, en dépit des airs évaporés qu’il lui arrive parfois de se donner. La somme de ce trio touloupard et guenipin doit être, au moins égale à celle de ces dames historiques, elles aussi au nombre de trois, que le prince des journalistes a depuis toujours particulièrement admirées : Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand.

Or justement parce que la Beauté est en train d’arroser de gin les compliments que l’Intelligence lui a prodigués à la vue des valets de pied disposés chacun devant un de ces lauriers-sauce qui se meurent d’une mort si poétique au trop grand soleil, parce que l’Intelligence elle-même se tait, afin de mieux s’inspirer de la livrée portée par les gens des lords Sussex pour l’uniforme de la future armée paneuropéenne qu’il faudra bien finir par lever et envoyer jusqu’à Moscou montrer de quel bois une Augusta se chauffe, parce que, seul, le bourdonnement de la canicule met un peu de relatif dans le silence absolu de ces hiératiques, Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand doublent Primerose toute à son alcool, Augusta toute à ses projets de réorganisation mondiale et Espéranza toute à son absence.


Brelan,
Branlant,
Quand vous avez une touloupe
Caressez-lui donc la croupe.
Quand vous avez une guenipe
Chatouillez-la sous ses nippes.


 Brelan, branlant. Rythme d’enfer. Et quel jeu en main ! Mme de Maintenon, dame de trèfle (c’est la plus sérieuse) Mme Roland, dame de cœur, (ah ! ces beaux girondins !) George Sand, dame de pique (les plaisantins moquent son audace vestimentaire).

Mais quoi ! Mme de Maintenon parle déjà de se retirer. Son époux, le roi Soleil, n’aime pas à se coucher avant la prière du soir qu’ils ont coutume de dire en commun, entre chien et loup.


Georges Sand


La prière en commun ! Je connais ça. Mon cher Alfred de Musset, mais oui, Madame, l’auteur de l'Espoir en Dieu, à Venise, y allait de ses petites (oh ! bien petites, et le mâle d’une dame de lettres ne devrait pas être forcément un homme de lettres) mais je me perds dans les parenthèses, c’est la faute à Alfred, à Alfred qui… qui… ah oui ! je m’y retrouve, Alfred, qui à Venise, y allait de ses petites dévotions, au fond d’une chapelle, ma foi, digne d’être berrichonne, dont je lui avais montré le chemin :

La chapelle de chez nous
Où l’on entre qu’à genoux.


comme ça se chante à Nohant.


Mme De Maintenon

Vous dites ?


Georges Sand

Je disais, morganatique au menton lisse, que les femmes de génie ont toujours de la barbe. Sapho portait des favoris, Jeanne d’Arc une grosse paire de moustaches noires et cirées et la Joconde un petit bouc, comme vous le sauriez si vous ne vous étiez pas confinée dans votre province.


Mme De Maintenon

En fait de province, Nohant vaut bien Versailles.


Georges Sand

N’empêche que la cour et la ville savent que vous avez gardé les dindons à Fouillis-les-Oies et les oies à Fouillis-les-Dindons. Pour un roi dévot, s’envoyer les restes d’un Scarron, quel sûr moyen de faire pénitence !


Mme Roland

Un roi dévot qui fait pénitence. Mais, au fond, avec les girondins, nous n’en demandions pas davantage. Fouillis-les-Oies ! Fouillis-les-Dindons ! Noms bucoliques. Manger du fromage à la crème, boire du lait, cueillir des bleuets, des marguerites, des coquelicots, nouer d’un ruban leur bouquet tricolore et revenir dans le crépuscule en chantant quelque ariette, ô Caïus ! ô Gracchus ! ô Brutus ! ô Mucius ! ô Crocus ! ô Anus ! mes chers romains, une citoyenne aspire à la douceur des soirs champêtres. Je suis née au Pont-Neuf, mais j’aime les framboises et l’angélus. J’ai fait un beau mariage. J’ai passé sur l’âge et j’ai eu raison, car Roland est digne des anciens. Que ne s’appelle-t-il Rolandus ?

Aux beaux temps de la Révolution, j’ai donné de petits dîners pas mal du tout. Roland était ministre. On pouvait à la fois recevoir, faire des économies et demeurer honnête. Je pensais à la petite maison où j’aurais regardé mon vertueux compagnon s’éteindre, chargé d’ans et d’honneurs, avant de me remarier avec quelque beau girondin. Les jaloux nous ont cherché noise. Roland s’est suicidé parce qu’on m’avait guillotinée, mais tiens, au fait, ça me dérange. On est entre femmes célèbres, alors, vous permettez, Mesdames… ce disant, Mme Roland a saisi à deux mains sa tête pas même recollée, juste posée sur le pilier du cou. Elle la met négligemment quelque part, n’importe où.


Mme De Maintenon et Georges Sand

Oh !


La tête de Mme Roland

Vous n’avez pas oublié mon mot historique : Liberté ! que de crimes on commet en ton nom ! ça n’a l’air de rien, mais c’est comme l'œuf de Christophe Colomb, il fallait y penser. Elle m’a d’ailleurs coûté bien des efforts, bien des migraines, cette petite phrase et même, au pied de l’échafaud, j’ai failli ne plus me la rappeler. Dame ! je commençais à perdre la tête, tant j’avais souffert depuis le jour où le père Duchêne avait osé écrire de mes cheveux, mes admirables cheveux, orgueil de la Gironde, objet des convoitises de la Montagne, qu’ils étaient de faux cheveux !


Mme De Maintenon

Fille de boucher, fi ! Les manières et Mme Roland ça fait deux. Mieux vaut parler de corde dans la maison d’un pendu que de perruque en présence de la femme de Louis XIV. Ces républicaines, elles auraient grand besoin d’un petit coup de Saint-Cyr. Je ne daigne pas les écraser de mon mépris. Allons retrouver notre royal époux. Que nous aimons quand il nous appelle sa sécurité,

sa sé sé
sa cu cu
sa ri ri
sa té té
sa sécurité…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Mme de Maintenon part en fredonnant. Demeurée seule, George Sand qui, romancière consciencieuse, tient à se rendre compte par elle-même de ce dont il retourne, à pas de loup, s’approche de la table où Mme Roland a posé son chef bouclé. Elle tire sur la chevelure pour voir si c’est du vrai. La tête tombe et se brise. Un coup de vent et les morceaux s’éparpillent. La bonne dame de Nohant se rappelle alors qu’elle aimait à se travestir et, décide de se déguiser en courant d’air.

Aussitôt pensé, aussitôt fait, et le prince des journalistes plein de respect pour la somnolence où, doucement, ont glissé Primerose et Augusta, se voit, en attendant les autres invités, libre de toute compagnie. Il n’a plus qu’à se ronger les ongles, comme il faisait, adolescent, après la lecture des œuvres de Balzac où il se plaisait à prendre des leçons d’ambition. Parce que la corne de l’homme est à l’homme un stupéfiant, alors son ivresse découvrait que Rastignac et Rubempré n’avaient jamais été qu’un seul et unique personnage, de soi nourri, et de son auto-digestion perpétuellement ressuscité, pour pouvoir, toujours et encore, de soi se nourrir.

Si donc Rastignac n’est que la part dévoratrice et Rubempré la part dévorée d’un seul individu, on peut, de ce fait, déduire qu’un maître (qu’il soit maître de l’univers ou, ce qui revient au même, maître de l’opinion), en percevant les impôts de ses états ou les justes bénéfices de la publicité et des petites annonces savamment organisées ne fait que récupérer le plus rare morceau de son être moral, son autorité. L’autorité, voilà ce qui donne son ton décisif, sa vertu nationale à l’éditorial dont un prince des journalistes se doit d’alimenter quotidiennement la voracité des foules. Conscient de ses devoirs, il n’a jamais oublié que les hommes attendent tout du surhomme. C’est pourquoi, jusqu’au 2 août 1914, il a été quant à lui cent pour cent nietzschéen. Alors son patriotisme lui enjoignit de rompre avec tout ce qui était allemand. Il fut d’ailleurs si occupé à exhorter civils et militaires qu’il n’eut, au cours des quatre années d’hostilités, pas une minute pour rêver aux chères touloupes et guenipes en qui, aujourd’hui, il se plaît d’autant mieux à se chercher qu’elles ont le tact de s’évaporer ou de s’endormir, dès l’instant qu’elles risquent de prendre une telle réalité qu’il faudrait qu’elles de lui ou lui d’elles ne fissent qu’une bouchée.

Qui eût été l’agneau, qui eût été le loup ? Nul ne saurait le dire, car ses ennemis ont beau l’accuser d’avoir les dents longues, jamais, il n’a dévoré personne. Plutôt que de mordre dans la cuisse de Primerose ou la poitrine d’Augusta ces morceaux sinon de rois, du moins de marquis et d’archiducs, il préférerait manger son ombre. Et il se dit qu’il l’a mangée, cette ombre, puisque le soleil vertical n’en permet plus la moindre projection sur le sol. Il a déjà eu d’ailleurs avec sa propre silhouette des rapports qui n’étaient dénués ni de complication, ni de violence. Il n’est certes pas de ceux qu’on peut accuser de donner des coups d’épée dans l’eau. Eh bien, lors d’une de ses périodes d’officier de réserve, un jour qu’il s’était laissé aller à suivre dans le courant de l’Oise un sous-lieutenant pas trop mal fait qui marchait la tête en bas, comprenant soudain que, malgré le constant souci de sauvegarder sa réputation, il était en train de déshonorer l’uniforme, pour ne point répéter le mythe de Narcisse, pour ne point céder à cette bouche, à ce corps trop exactement taillés à la mesure de son corps, de sa bouche, il mit la main à son sabre, dégaina et, à grands coups, sabra (il n’y a pas d’autres mots) la tentation.

La première fois qu’il dut, au cours de sa liaison avec Espéranza, aller chez elle à l’improviste, il ressentit à la surprendre nue devant son miroir, une telle rage qu’il faillit rompre, en dépit des signalés services qu’elle lui avait déjà rendus. Il se rappelle encore la phrase dont il la gifla : « Vous, faire la nymphe d’armoire à glace, vous que j’appelle ma déesse Raison. » Espéranza, n’en menait pas large, mais il faut reconnaître que, par la suite, elle fit de son mieux pour mériter son pardon. Le prince des journalistes s’attendrit au souvenir de la petite perfection qu’elle était, grâce à lui, devenue, mais cessa malheureusement de demeurer quand, au faîte des grandeurs ducales, elle jugea bon de laisser la bride sur le cou à une nature primesautière.

Espéranza. Il aime à l’évoquer à sa meilleure époque sous les traits d’une jeune femme entretenue, digne certes de fréquenter les épouses d’industriels ou d’ingénieurs qui habitent l’hiver aux confins de Passy et du Trocadéro, l’été en banlieue, de simples mais coquettes villas, dans des jardins mi-potagers, mi-d’agrément.

L’Espéranza de ces temps mesurés était le type même de la personne de tête qui frise la trentaine, tirée à quatre épingles, posée mais pas poseuse pour deux sous, avec un joli brin de plume, une conversation pince-sans-rire et surtout douée comme pas une pour les arts. Sa spécialité : le cuir repoussé. Son fils, du plus loin qu’il se souvienne, aimait à écraser son pif contre les protège-livres et sous-main fabriqués en quantités industrielles pour le plaisir et aussi un peu en vue d’ajouter à sa respectabilité, comme si elle avait eu, non une sœur unique enfermée dans un bordel de la Porte Saint-Denis, mais toute une famille qui ne fît que lui donner un perpétuel souci de cadeaux à trouver pour des mariages, baptêmes, premières communions, etc. Charmants souvenirs d’une époque consacrée à se faire une honorabilité ! Espéranza s’y complaît volontiers. Pourquoi ne point l’accompagner dans ce retour sur elle-même ? Elle y est. Nous y voilà. Vienne la saison de l’aquarelle en plein air, elle installe son pliant, pose sur ses genoux la boîte au clavier de fraîches couleurs, verse de l’eau dans un gobelet nickelé. Au bout d’un bras tendu, une dextre souveraine prend la perspective. L’ongle du pouce va, vient, descend, remonte, soucieux de mesurer, à un millième près, la température de ce jour chaud en lumière, avec, en guise de thermomètre, ce crayon dont la mine soudain s’abaisse sans appel en des points où, s’il lui plaisait, il forcerait bien à passer les contours de l’univers.

Aussi, à la surface quasi vierge d’un bloc de papier Wattmann, quelques points à peine perceptibles désignent à jamais leurs contours, leurs frontières à ces maisons, ces forêts, ces champs, ces ombres et aussi bien à ce lointain horizon déchireur de ciel qu’à ces herbes dont les folles touffes ont mission de figurer le premier plan.

« Chaque chose à sa place dans un paysage comme dans un placard et, avec de l’ordre, de la méthode, pas plus difficile de réussir des tableaux d’après nature que de faire une malle. » Du temps qu’elle allait chanter de ville en ville, elle mettait toujours dans sa valise trois ou quatre fois son volume de linge. Elle avait donc assez d’entraînement pour ne pas s’en laisser imposer par les caprices des éléments. Elle sut, dès la première occasion, aplatir un imbécile gros nuage venu la narguer. « Tiendra, tiendra pas ? Si, tiendra. » La nature, mais il n’y a qu’à savoir la prendre pour la mener à la baguette, au doigt et à l'œil.

Avant de songer à devenir duchesse, que de ruisseaux Espéranza n’a-t-elle domptés ? Les courants les plus difficiles étaient bien forcés d’aller tambour battant ; les feuillages filaient doux et le vent, avec eux, n’osait d’autres caprices que ceux qu’elle voulait bien lui permettre. Et elle, du fond du chapeau dit Charlotte Corday, dont elle avait, elle-même, brodé le linon, à l’extrême pointe de ses bottines, elle sentait une légitime ivresse, par sa taille carapaçonnée, goutte à goutte, s’épandre, tel, d’un sablier, grain à grain, le contenu, juste le temps de cuire un œuf à la coque. Une fois l’aquarelle à point, elle passait à d’autres exercices. Bien qu’une plaque sensible aux effets du contre-jour ne laisse rien perdre d’un paysage qu’il a déjà été possible de choisir féerique en soi et dont le crépuscule aura fait un vrai décor de théâtre, une raffinée ne va pas se déclarer satisfaite d’un album de photographies, même embellies de tout un luxe de caches.

Donc, au lieu de perdre son temps à idéaliser, de variations sur papier bleu ciel, sites et monuments, au lieu de se fatiguer à les encadrer dans les contours finement

découpés de feuilles de chêne, elle confie aux assiettes à gâteaux, écrans, pare-feux, soie des coussins, les souvenirs poétisés de ses randonnées et voyages-lunes de miel, qu’elle et son pseudo-amant ont multipliés pour que leur amour, de parisien, devînt un fait national, international même. Ainsi de s’épanouir, peintre sur porcelaine et pyrogravure, mamelles des intérieurs distingués comme, de la France de Sully, pâturage et labourage.

À la signature du contrat réglant ses rapports avec le prince des journalistes, elle avait brûlé hennins et robes princesse. Mais comme le contrat n’était point unilatéral, après cet autodafé, dans son âme et conscience, elle se jugea libre d’appliquer la clause qui lui reconnaissait droit à toutes fantaisies d’ordre sexuel, vestimentaire ou capillaire, à condition qu’ils demeurassent ignorés du Tout-Paris des premières et des potins. Aussi s’était-elle hâtée de dénicher un coiffeur qui, jusqu’à son mariage avec le Duc de Monte Putina, vint, chaque jour, arranger sur sa tête un vrai feu d’artifice, hélas ! bien éphémère, de chignons, vagues, bouffants, boucles et crépinettes.

Espéranza ne pouvait se lasser de combiner, pour elle seule, des coiffures artistiques, en harmonie avec son cher petit intérieur, mais par le faste, l’ampleur savante comme par l’intimité des représentations, cet opéra du cheveu, dont son crâne était la scène, rappelait l’époque héroïque, royale de l'œuvre wagnérienne, quand Louis II de Bavière jugeait que nul n’était digne de partager avec lui l’honneur d’entendre la Tétralogie.

Pour amplifier les architectures dont elle se couronnait le chef, Espéranza n’hésitait point à aider sa congénitale richesse pileuse de tout un secours de postiches autour desquels serpentait un ruban de la même teinte saumonnée que les faveurs aux branches des palmiers nains, asparagus, araucarias droit jaillis d’une peluche dont le bouillonnement ragaillardissait leur anémie peu digne certes des cache-pots chinois au gré du pinceau de la maîtresse de maison. Le visage altier à l’ombre des machicoulis d’ondulations, Espéranza nue ou en chemise transparente, d’une aiguière de cristal et argent doré, versait alors un doigt de Frontignan aux visiteurs imaginaires chevauchant des chaises dont chacune se trouvait accouplée à quelque table gigogne, sous la protection d’amours dodus, ventrus, fessus, repus, joufflus, cossus, plâtrus, répandus par murs et plafonds de son salon néo-Louis XVI.

Comme personne, en réalité, ne venait boire le Frontignan, Espéranza le remettait dans le carafon après avoir, sur son contenu, prélevé juste la dîme de deux verres dont l’un était pour elle et l’autre pour le coiffeur, M. Gustave, jaquette noire, figure de cire à la symétrie bien angoissante avec toutes ses raies de milieu, la première entre deux toupets, une autre pour diviser la moustache et la troisième en guise de colonne vertébrale à sa barbe. D’une main diaphane, M. Gustave brandit son sceptre à friser et répand, avec la bonne odeur des cheveux chauds, le secret des rues ondulées. Bien qu’il n’ait pas été long à comprendre que jamais il n’aurait de meilleur cliente qu’Espéranza, il a commencé par la mépriser. Il lui en a voulu d’abord de l’imagination qu’elle le contraignit à dépenser pour inventer quotidiennement du beau et du nouveau. Et puis, à la coiffure une femme se juge.

Alors comment tolérer les tours-prends-garde de chichis mécaniques capables de donner le vertige au plus audacieux perruquier ? Comment ne point être suffoqué des surprises dont une diablesse seule oserait, pour en jouer les gammes, offrir la lyre, toute la lyre de sa folle toison multipliée par mille et mille trouvailles postiches ? Elle le reçoit nichons au vent, nombril fardé. De l’ongle du pied à la naissance du toupignard, c’est peinture et peinturlure. Personne n’est, ni plus ni mieux que M. Gustave, pénétré des grands principes de la politesse commerciale. Jamais il n’a manqué de respect à aucune de ses clientes, mais celle-ci décidément se fait trop provocante et, un jour, c’est plus fort que lui, il ne peut s’empêcher de darder les deux pointes de son fer qu’il vient de chauffer contre les pointes des seins d’Espéranza. Et elle, au lieu de fuir la brûlure, offre son torse à l’instrument de supplice. M. Gustave ferme les yeux. Il entend un corps tomber à ses pieds. Toujours les paupières baissées, il cherche à tâtons sur le tapis. Le métal n’est plus assez brûlant pour s’obstiner sur cette poitrine grillée. Alors tandis que, de la main droite, il fait tourniquer l’instrument professionnel, tel un fou sa marotte, de sa gauche il sort un objet plus intime mais non moins inexorable, dont il pénètre avec un soin infini, des grâces d’onduleur, la belle inanimée. Râpées par la mauvaise étoffe d’un pantalon de confection, les cuisses ressuscitent et, dans leur enivrante douleur, les seins sanglants se réjouissent de mettre de gigantesques légions d’honneur à chacun des revers dont un seul, jusqu’ici, s’ornait des tristes palmes académiques, décoration méritée depuis belle lurette, mais reçue seulement ces temps derniers par M. Gustave qui a, vingt années durant, tondu et rasé des chefs de bureaux au ministère de la Justice.

À dater de ce matin mémorable, Espéranza n’a jamais manqué d’ajouter aux plaisirs quotidiens de la coiffure ceux de l’amour. Lors de son mariage avec le duc de Monte Putina, elle a offert à M. Gustave une indemnité assez coquette. Il s’est installé à Nice où ses affaires ont marché admirablement jusqu’à la crise. Maintenant il est au bord de la faillite. Aussi profite-t-il du séjour d’Espéranza sur la Côte pour la harceler. Si elle n’est pas encore arrivée chez Primerose, c’est qu’hier soir elle a reçu un mot pressant, presque menaçant. Elle voulait charger un tiers d’aller lui porter quelques billets. Elle a demandé conseil au prince des journalistes. Il l’a engagée à se déranger elle-même, à prétexter les nécessités d’une permanente, etc., etc. Elle, fine mouche, pour que son mari et son fils ne s’impatientent point à l’attendre, elle les a envoyés tous deux chercher la chanteuse Krim, priée elle aussi chez la marquise of Sussex, car jadis sa famille wagnerolâtre en diable a rencontré Augusta à Bayreuth.

Espéranza va s’en vouloir le reste de ses jours d’avoir eu à faire une gentillesse à Krim qu’elle hait et, volontiers, accuse d’avoir brisé l’avenir de son fils.

Profondément mère, Espéranza n’allait pas confier à d’autres le soin d’une éducation qu’elle avait à la fois le droit et le devoir de diriger.

Celui dont elle était l’amante d’apparat l’avait convertie au culte de Mme de Maintenon. Payée pour savoir que, seule, la distinction permet la réussite, elle commença par défendre au sang de son sang de sortir sans chaussettes, même l’été au bord de la mer.

Elle lui parla d’âge de raison, de vertus théologales, le gifla plus d’une fois parce qu’il s’obstinait à croire que le symbole des apôtres était une tasse consacrée, oui, le saint bol où buvaient à la régalade les petits amis de Jésus-Christ.

Elle le contraignit à s’abreuver d’eau d’Évian, à manger les fruits en compote et les salades cuites. Elle travailla aussi à lui apprendre la haine du soleil qui fait passer les rideaux. Elle se reprochait de l’avoir, jadis, quand elle ne fréquentait que des bohèmes, laissé courir nu et appelé « enfant séduisant », nom qui, alors, lui allait bien, trop bien. Son remords s’effaça du reste avec le temps, et elle eut la joie de voir le ci-devant enfant séduisant la suivre dans son ascension. Il perdit d’abord ses mauvaises habitudes de turbulence, sut, en toute occasion, prendre un assez raisonnable et même, dans les grandes circonstances, une mine assez vieillotte pour permettre à sa mère d’espérer d’accord avec le prince des journalistes, qu’on pourrait peut-être en faire un diplomate. S’il n’était pas chimérique de croire que le petit tiendrait d’elle les qualités qui aident à arriver, pourquoi n’aurait-il pas reçu le don des langues, en héritage de son père le fripier qui parlait le polonais, le russe, le français, l’allemand, l’italien, l’espagnol et même le yiddish.

Une institutrice anglaise fut donc donnée à l’enfant et il devint Rub dub dub, parce que le premier vers (et encore écorché) de la chanson :


Rub a dub dub
Three men in a tub
The butcher, the baker the candlestick maker
They all set out to the sea.


résumait tout ce que la miss était arrivée à lui apprendre après une année entière de verbes conjugués, fables, leçons de vocabulaire, hymnes salutistes, sans oublier jamais avant le porridge du breakfast, un énergique God save the King. De guerre lasse, la miss avait quitté la France pour une Russie qui était encore celle des grands ducs polyglottes. De Moscou, elle envoyait des cartes postales dont le côté réservé à la correspondance décrivait les prodiges des bébés aristocrates non moins doués pour les langues étrangères que, pour les arts natatoires, les négrillons qui plongent du ventre maternel en plein océan.

Au contraire des uns et des autres, Rub dub dub achevait si parfaitement de se corriger de ses instincts, selon la méthode d’Espéranza, qu’il risquait de se noyer dans sa baignoire. Il se sentait de plus en plus mal à l’aise avec les éléments. La nuit, il rêvait que ses oreilles flottaient, telles des feuilles de nénuphars, paradoxalement à la dérive, sur le courant des mots anglais. L’eau et l’ouïe, l’eau, l’ouïe. Avec toutes les syllabes liquides, ça finissait toujours par un engloutissement. L’eau, l’ouïe. était-ce par vengeance que le matin, à la saison des jardins, il descendait à l’aube, sous prétexte de cueillir des fleurs, écraser la rosée. Piètre revanche. Il se sentait coupable tout le reste du jour.

Trois règnes, quatre points cardinaux, cinq sens. Il ne suffit pas de renifler pour trouver son chemin. Toute promenade voit le monde se faire fuite, mensonge. À qui, à quoi se fier, sinon aux escargots ? On leur répète :


Colimaçon borgne,
Montre-moi tes cornes,


et ils se laissent prendre. Il faut, pour être juste, remercier aussi les vers de terre que l’on peut, sans les tuer (un plaisir enfin qui n’entraîne pas son remords) couper en morceaux, telle l’idéale souris de la chanson :


Une souris verte
Qui trottait dans l’herbe.
Je l’attrape par la queue,
Je la montre à ces messieurs.
Ces messieurs me disent :
Trempez-la dans l’huile,
Coupez-lui la queue,
Ça en fera deux.


L’eau, l’anglais, c’est le contraire des escargots, des vers de terre, des souris vertes. Rub dub dub, personne n’y peut rien.

Et la miss perd son temps qui s’obstine à vouloir, au milieu de toutes les Russies, lui faire honte. De ses cartes, il est bien décidé à ne retenir que l’illustration coloriée, le bariolage d’un palais découpé sur fond de ciel trop bleu et sol trop blanc. C’est le Kremlin. Assis sur un tabouret, on répète : Kremlin, Kremlin, Kremlin, et ainsi de suite pendant un quart d’heure jusqu’à ne plus savoir où l’on est, où l’on en est. Dès lors, qu’importe si des bébés russes lisent ou ne lisent pas Dickens dans le texte ? Rien ne compte que le Kremlin, le Kremlin autrement beau que le kiosque du jardin à Louveciennes. Et pourtant Louveciennes, quel joli pays, avec un nom aussi doux que celui de la femme d’un loup qui mériterait de s’appeler Lucienne.

Du temps qu’il n’était encore qu’enfant séduisant, Rub dub dub pouvait jouer de la musique sur son ventre, ses cuisses. Maintenant qu’il n’a plus le droit de marcher sur les pelouses et encore moins de s’y rouler, il se console avec le portique. Les mains jointes autour de la perche que ses jambes prennent et serrent de toutes leurs forces, il se hisse. Une fois en haut, il se laisse glisser d’un coup.

Et de recommencer ce manège deux, trois, quatre, cinq, six fois, jusqu’à ce que lui cuise entre les jambes quelque chose qui doit saigner, qu’il n’ose à lui-même se nommer et encore moins se montrer car, s’il déboutonnait sa culotte, soulevait sa chemise, la petite peau douce qui aime à être frottée viendrait avec. On peut avoir mal et être heureux d’avoir mal, et se sentir par surcroît juste à point pour savourer le chromo que la cuisinière a cloué dans son office et ne manque jamais de commenter en ces termes : « Pour un cadeau, le Bazar de l’Hôtel de Ville m’a fait un joli cadeau. Et avec l’imprimerie qui explique toute l’histoire au moins, c’est clair et clarinette. Il s’agit d’une canaille d’Italien, Fra Diavolo, un nom qui veut dire diable ou tout comme, dans la langue des Macaronis. Le brigand vivait, voilà plus de cent, sous le Poléon, dans des montagnes à vous faire froid tout le long du dos. Mais le zigomar se moquait bien des gendarmes, de Dieu et du diable, du tiers et du quart. En fait de métier, il attaquait les diligences. Arrêt, mais pas buffet. Tel que le voilà, il vient de tomber sur une charibotée de poules copurchic. Aujourd’hui on leur crierait à la chienlit. Pour l’époque, elles se trouvaient on ne peut plus à la mode. Elles jettent de la poudre aux yeux du Diavolo. Le vaurien leur permet de remonter en guimbarde. Les péronnelles font leur révérence. Et fouette cocher. Chacune va retrouver son chacun. »

Rub dub dub se rêve déjà Fra Diavolo. Un Fra Diavolo qui ne laisserait point partir ainsi ses belles captives. Mais avant de songer à les garder, il faut les trouver et dans cette Seine-et-Oise, ce ne sont que bottines à boutons, cache-poussière et parapluies-aiguilles, au lieu de ces cothurnes, robes à traîne, casaquins généreusement décolletés et hautes cannes enrubannées, d’un si joli effet sur les montagnes de Calabre.

Les dames empire du chromo ne furent point longtemps, d’ailleurs, les seules à le venger des créatures en chair et en os. Sur une affiche, une chimérique amie, à tous les murs des gares, bientôt, nourrit d’un sourire mauve ses rêveries. Elle recevait des mains du jeune homme à redingote claire et cravate-plastron ventre de colombe, des fruits cueillis dans un lointain vaporeux. Ces fruits, eux-mêmes, étaient d’ailleurs aussi vaporeux que ce lointain, sinon comment eussent-ils pu se frayer un chemin pour franchir la taille, point d’intersection des guipures balainées dociles au mouvement d’un rocking-chair dont c’était miracle que de voir le bois tourné contraindre à ses caprices un corps si paradoxal.

Puis ce fut Krim.

Espéranza, du temps qu’elle fréquentait rimeurs et barbouilleurs, avait connu le père et la mère de Krim, la faim mariée avec la soif, selon elle. Aussi piqua-t-elle une jolie colère le jour qu’elle apprit qu’ils allaient venir s’installer dans une bicoque très proche de la confortable villa dont lui avait fait présent le prince des journalistes.

Le père de Krim, quel gobe-lune ! Un soi-disant poète et qui se croyait poète, plus fort que Déroulède, alors qu’il ne savait pas même compter jusqu’à douze et osait prétendre libres des vers qui n’étaient que bancroches. Il avait des yeux de nouveau-né, mais des pieds de facteur, l’olibrius qui trouvait moyen d’aller pedibus cum jambis en Allemagne faire des grâces à Wagner, comme si à Paris, la première ville du monde, l’Opéra et l’Opéra-Comique c’était de la gnognotte. Ses parents (qu’il avait d’ailleurs mis sur la paille et réussi à faire mourir de chagrin) l’avaient baptisé Jules, mais il exigeait qu’on l’appelât Lohengrin. Son autre folie : les pierres précieuses. Il en avait fondé une école : le gemmisme. Pas plus difficile d’écrire « saphir » que tutupanpan. Tant qu’il n’est question que de littérature, passe encore, mais lorsqu’il s’agit de vie réelle, quotidienne, c’est une autre paire de manches. Trop pauvre pour acheter du vrai à sa femme, à ses filles, Lohengrin les couvre de toc. Encore trop chère cette verroterie, si l’on n’a pas un radis. Pain béni que Mme Lohengrin soit arrivée à décrocher un premier prix de piano. Pour faire bouillir la marmite, elle court le cachet, grimpe quatre à quatre les étages, trotte par monts et par vaux avec des bottines aux talons tournés et semelles percées. À midi, elle fait semblant d’aller visiter les musées. Dans une des salles égyptiennes du Louvre, elle se cache derrière un sarcophage pour dévorer une tranche de veau froid. Quand elle a bu ses larmes, si elle a encore soif elle s’envoie un gobelet d’eau de fontaine Wallace et, quand elle a bien couru, grelotté, pianoté, désespéré, il lui faut regagner la cambrousse où Lohengrin, bon fainéant, est resté tout le jour à rêvasser sans même se donner la peine de faire son lit ou de cirer ses souliers. Mais la tapeuse est si poire que, rentrée, jambes fauchées, elle oublie toute fatigue au premier mot de son propre-à-rien qui connaît le truc et ne manque jamais de lui débiter quelques balivernes comme par exemple : « écoute l’envol des Walkyries, mon Opale. » L’envol des Walkyries, c’est le vent qui fait des siennes dans le carton goudronné, en guise de toit, sur leurs têtes.

Lohengrin et Opale ont eu trois enfants. D’abord un fils, Parsifal, qui n’a jamais su se tenir sur ses guibolles. À la maison, dans son fauteuil, avec une couverture sur les genoux, il est très beau, digne du nom qui dehors, à cause des béquilles, devient Alfred. Mais si le pauvre a du plomb dans l’aile, par bonheur, la fille aînée, Brunehilde en a dans la tête. Elle travaille à l’agence de location et, comme on récolte ce qu’on a semé, Espéranza vient de lui envoyer un cadre en étain repoussé à l’occasion de ses fiançailles avec le fils de son patron. Mais hélas ! la dernière née, Krimehilde, Krim par abréviation, nul ne songe à lui donner le bon Dieu sans confession. Ni belle, ni même jolie d’ailleurs, cette Krim, Espéranza qui s’y connaît en proportions humaines et sait quel nombre de fois la tête doit se trouver contenue dans le corps, volontiers la traiterait d’hydrocéphale. Voir les hommes amoureux comme des chats d’une créature à trop grosse caboche quand, soi-même, on sacrifie tout à la distinction, il y a bien là de quoi rendre une femme folle. Espéranza n’en continuera pas moins à lutter pour la bonne cause, la cause de l’honorabilité. Pour se consoler, elle jugera sans indulgence des temps où le bizarre est roi, puisque Krim a du succès, un succès de plus en plus grand et qui atteint au triomphe, le jour qu’elle paraît en scène avec sa nouvelle invention, une robe de velours noir, décolletée par derrière jusqu’aux reins, mais à manches longues et dont le corsage monte devant pour guillotiner le cou à sa naissance, comme si l’étoffe voulait la punir d’une meurtrière homonymie.

Krim a très vite connu la gloire grâce à ses créations réalistes dont la plus célèbre demeure : Mon soleil, c’est les becs de gaz.

En principe, elle doit toujours rentrer par le dernier train ; mais, en fait, au moins trois fois par semaine, elle prétend l’avoir manqué.

Un jour que Lohengrin se promenait, un passant qui s’était baissé pour ramasser une planche, lui en assena trois coups sur la tête. Le wagnerolâtre, s’il avait, logique avec lui-même, porté un casque de fer blanc, style Niebelungen, n’eût rien senti. Son occiput mal protégé par un pauvre vieux feutre, il tomba raide mort pour la très grande joie du monsieur à la planche, un plus fou que lui qui ne le connaissait ni d’ève ni d’Adam.

Inconsolable, Opale donna ses colliers, bagues et bracelets à ses filles et continua son métier de tapeuse. Espéranza qui avait appris du prince des journalistes quel rôle la charité doit jouer dans la vie d’une dame comme il faut, décida que, chaque matin, après la voluptueuse séance du coiffeur et la cérémonie du Frontignan, Opale viendrait lui jouer et, même, puisqu’elle avait les restes d’une belle voix, lui chanter quelque chose.

Pour ce petit concert qui avait lieu au milieu du jour, Espéranza faisait fermer persiennes et rideaux. Elle se calait dans sa bergère et, d’un signe, donnait à Opale ordre de commencer. La somptuosité du damas qui servait de fond au visage de la musicienne exagérait encore la misère de la peau exsangue et mal tendue et si usée que les sanglots des romances, au lieu de monter en bulles de vocalises, rompaient, de leur douloureuse et rude ascension, l’hypoténuse du triangle d’ombre inscrit entre la proue des mâchoires et une ride, jadis collier de Vénus. L’auditrice d’applaudir et d’exiger : « Encore une fois la chanson triste, chère Opale. » Opale ne songe point à se faire prier. Elle est à bout de souffle. Qu’importe. Pour se donner du courage, qu’elle pense aux siens. Les siens. Mais Lohengrin est dans un cercueil, Parsifal n’en a plus pour longtemps et Brunehilde, armée de mépris, trône dans la caisse de son agence de location, et Krim qui, malgré son oreille, a refusé aux siens d’aimer Wagner, ne respire que pour ses amants et ses créations réalistes. Opale ferme les yeux. Elle voudrait qu’on lui coulât du ciment sous les paupières, dans la gorge, les narines. Mais Espéranza qui paye et en veut pour son argent, s’impatiente : « Allons, allons. » Il faut s’exécuter. Opale chevrote. Aura-t-elle même la force d’aller jusqu’au bout d’une chanson qui s’achève en espérance ? Elle se refuse aux derniers accords, à la dernière phrase, une, deux, trois, quatre, cinq, dix, quinze, vingt, trente, quarante secondes, presque une minute. Elle va décider de s’y refuser à jamais, éternellement, quand, d’une petite toux impérieuse, Espéranza la rappelle à l’ordre. Enfin, elle enchaîne. Espéranza estime qu’elle n’a plus rien à faire dans ce salon et file à l’anglaise. Dans cinq minutes, un valet viendra présenter sur un plateau à Opale un verre d’eau et une pièce de cinq francs.

À la mort de Parsifal, Espéranza magnanime recueillera Opale qui, trop fière pour jouer la cinquième roue du carrosse, paiera de mille besognes épuisantes, le pain, la viande, les légumes, l’eau, le gaz, l’électricité et le bain une fois par semaine qui lui sont si généreusement dispensés.



V.

UN JEUNE HOMME BIEN ÉLEVÉ


Le jeudi, Opale promène Rub dub dub. On fait semblant de se diriger vers le Jardin des Plantes ou les musées, mais on file au music-hall pour admirer Krim dans son tour de chant. Le monsieur du contrôle sort le buste d’une boîte en acajou et, avec force sourires, remet à la mère de la demoiselle des créations réalistes deux billets de fauteuil d’orchestre. Et au premier rang s’il vous plaît, ce qui promet, dès le rideau levé, une bonne odeur de poudre de riz, eau de Cologne paradoxalement russe, chaude fatigue et autres choses grisantes à respirer avec, en guise de farine pour lier leur sauce, la poussière remuée au ras de scène par d’imperceptibles courants d’air.

La lumière de la rampe divinise excentriques, guitaristes, acrobates, diseurs de monologues et prestidigitateurs, mais facéties, escamotages, pizzicati, tours de force et d’adresse, fracs impeccables, pantalons à carreaux bouffes, maillots, tuniques pailletées ouvertes à même des cotillons incroyablement verts, et aussi bien, qu’il s’agisse de vedettes au dédain solitaire ou de familles nombreuses dont les membres grimpent sur les épaules les uns des autres, le père et les fils aînés à la base de la pyramide et, au sommet, la petite dernière peu avare de ses baisers, tout et tous ne valent qu’en préludes, très indignes préludes à l’apparition de Krim.

Krim : taille frêle à ployer une fois hors de sa gaine de velours noir, grosse tête mais si petit visage qu’on s’étonne que ne l’entraîne à la renverse le poids du chignon bas. Dans ses yeux verts, mais d’un vert plus proche du jaune que du bleu (des yeux de Pierrot alcoolique, dit Espéranza) dansent les flammes en herbe de l’absinthe, et si ces flammes ne s’envolent pas, déracinées par les tempêtes qui les secouent, c’est que de minuscules pavés d’or protègent leurs racines nourries de larmes. Krim, elle maquille à peine ses joues de petite fille en papier mâché. Elle n’a nul besoin de kohl pour ses paupières calcinées par la fatigue des amours faubouriennes. Les ongles sont tachés du sang de ce mouchoir que ses mains pétrissent et repétrissent avant de se décider à le nouer autour du cou pour le dernier des couplets.

Des applaudissements obligent Krim à répéter chacune de ses chansons. Tout de même, elle quitte la scène trop vite. Et impossible de la suivre derrière les portants fleuris de roses incroyables. Opale n’oserait jamais aller déranger sa fille dans la loge où les admirateurs doivent s’empresser, s’écraser. Alors c’est, sans transition, la rue avec la gifle glacée et tous les doigts que le froid arrive à glisser à travers les mailles des cache-nez pour serrer une gorge mal défendue. Et pourtant, de par la nuit, volètent encore les mots dont Krim a libéré l’innombrable essaim. D’abord invisibles, ils n’ont pas été longs à reprendre corps pour venir se poser dans les cages de verre que mettent a leur disposition les réverbères. Ils sont des colibris insolites, des fleurs de lampadaire, des oiseaux pas même mouche au duvet dansant de métal en fusion. Des yeux de Krim, des seuls yeux de Krim, s’éclaire la nuit de Paris : « Mon soleil, c’est les becs de gaz. » Aussi bien, par la pure théorie de ses leçons que, dans la pratique, par son propre exemple, déjà Espéranza est parvenue à faire d’un petit sauvage d’enfant séduisant un Rub dub dub qui laisse entendre au prince des journalistes qu’il voudrait un parapluie pour ses étrennes.

Incapable de s’arrêter en si bon chemin, Espéranza va, selon les conseils de son sagace protecteur, continuer à métamorphoser un poulain indompté en bon petit cheval et pourquoi pas en cheval de fiacre, car elle souhaite à son fils des muscles d’intellectuel, un thorax de chartiste et des jambes de Scarron, afin qu’il soit sinon cul-de-jatte, du moins assez cagneux des membres inférieurs pour servir de premier mari à quelque réincarnation de Mme de Maintenon. Espéranza aime la lutte : « Il s’agit, déclare-t-elle à son fils, d’arriver à la force du poignet. » Aussi, quelle récompense pour elle d’avoir réussi à changer un animal purement animal en animal humain et de le voir, aujourd’hui, prêt à se muer d’animal humain en animal social. Mais un futur animal social ne trahit point les extases secrètes de ses après-midis.

Grâce aux indiscrétions de l’office, le ci-devant enfant séduisant n’ignore pas que sa mère a été, elle aussi, chanteuse et « pas chanteuse comme la Krim, affirme la cuisinière, mais une pauvre goualeuse qui vous la poussait tout de travers dans un boui boui chez les chnique et chnoque. » Il s’est interdit, malgré sa curiosité, de l’interroger sur son passé, de même que, par prudence, il ne prononce jamais devant elle le nom de Krim, dont il a deviné que celle qui doit conquérir un à un les galons de la distinction ne saurait manquer de la haïr, car elle lui rappelle des temps détestés et d’autant plus détestés qu’à l’actuelle lumière des succès d’une vedette, ses misérables rengaines d’autrefois ne peuvent que lui apparaître plus misérables. Mais, quand il est seul, au lieu de répéter : « Kremlin, Kremlin, Kremlin », comme il faisait à Louveciennes, pour s’enivrer du nom du plus beau monument du monde, maintenant il dit et redit : « Krim, Krim, Krim, Krim. » Et alors puisqu’un portrait de sa mère est accroché au mur, là, devant ses yeux, il constate dans l’extase de l’incantation monosyllabique que l’impeccable Mme Espéranza de Saint-Gobain n’est pas plus à Krim que le kiosque de Louveciennes, en son temps, ne fut au Kremlin.

Mais la chambre de la mère se trouve tout près de celle du fils, et un matin qu’il répète trop fort le nom abhorré, elle qui n’a pourtant nulle envie d’interrompre la rituelle séance de coiffure, soudain s’échappe des mains de M. Gustave avec une telle brusquerie que les manchettes de celluloïd en tombent au pauvre merlan. Le martèlement des mules force Rub dub dub à se retourner, mais aussitôt il ferme les yeux pour ne pas voir cette diablesse nue dont la tête porte des architectures encore inachevées et déjà en ruines, comme si ce matin le château de cheveux n’avait été édifié que pour donner asile aux plus redoutables fantômes.

Espéranza hurle :

– Krim, c’est une chienlit et sa rengaine du beau chiqué. Elle nous la fait à la gigolette, mais après tout, elle est aussi dinde que l’andouille de professeur de piano à la noix dont elle est la fille. Sa robe noire, vraiment, on se demande si c’est du lard ou du cochon. Mais sache donc, petit nigaud, que pour une femme il y a le genre poule, le genre artiste et le genre distingué. Tu dois respecter ta mère qui a connu le succès dans chacun des trois. Et voilà que tu me nargues avec cette chipie ? Je suis trop bonne. J’aurais dû laisser crever dans la rue cette bique d’Opale qui boit du lait parce que sa monstresse de fille reçoit cinq cents francs pour aller glapir, juste vingt minutes, chez la putain du frère de la cousine de l’amant de la belle-sœur de la reine du Portugal. En bien, moi, je lui en fiche mon billet ; je jure sur les cendres de ton pauvre père que j’irai chez la reine de Portugal, elle-même, et sans avoir à faire la guignolesse, et j’irai à la cour d’Angleterre, et je déjeunerai avec le pape. J’ai d’ailleurs déjà trinqué avec des ministres. Je ne suis pas une donzelle, moi, mais une femme sérieuse, et j’entends que mon fils devienne un monsieur, dis, réponds un peu, si tu ne veux pas être giflé, dis, tu m’écoutes, fils de fripier ?...

Rub dub dub sanglote.

Espéranza bat le fer pendant qu’il est chaud et son enfant pendant qu’il pleure. Elle ponctue ses affirmations de taloches bien sonores : « Oui, je répète, fils de fripier, et j’ajouterai fils de sale Polonais, de maquereau, de pas beau, fils de putain, fils de vache, fils de chienne… » Et elle continue sur ce ton, oubliant qu’elle est la mère de ce fils de chienne, vache, putain. 

Rub dub dub écrasé sous cent kilos bon poids d’injures, elle va regagner sa chambre lorsque, soudain, une glace lui rappelle qu’elle a le profil grec. De ce fait, le triomphe, le succès même de n’importe quel nez tant soit peu retroussé lui devient injure personnelle. Aussi ne va-t-elle point partir sans avoir constaté que Krim à un pied de marmite au beau milieu du visage :

« Un pied de marmite (et d’une), des yeux dont on n’arrive pas à trouver la couleur (et de deux), une tignasse de diablesse (et de trois), à peine six notes dans la voix (et de quatre). Et dire que les imbéciles se laissent embobiner. Qu’a-t-elle donc cette Krim en réalité ? Tu es pour Krim, petit têtard merdeux, moi je suis pour la réalité. Je t’ai, pas plus tard qu’hier, fait réciter ta leçon d’histoire romaine. Tu te rappelles comment César a hésité entre la volupté et la vertu. Aujourd’hui à toi de choisir : Krim ou réalité. Krim, c’est le mensonge fait femme. La réalité, c’est moi. » Et soudain apaisée, assez forte pour ne pas abuser de son triomphe, Espéranza s’en va comme elle était venue.

À M. Gustave, pour expliquer son absence et les cris qu’il a entendus à travers le mur, elle déclare qu’il s’agissait des choses les plus graves entre elle et la chair de sa chair. Mieux vaut prévoir que guérir. Elle n’entend pas faire figure de poule qui a couvé un canard. Krim en réalité. Krim ou réalité ? Elle, Espéranza, elle est pour l’éducation anglaise. Que les enfants prennent leurs responsabilités. Krim en réalité. Krim ou réalité ? L’une ou l’autre. La réalité c’est elle. Espéranza. Qu’on se le dise. Et que Rub dub dub franchisse le Rubicon.

M. Gustave approuve, répète tout ce qu’il entend. Rubicond, Rubicond ou con de rubis, chantonne-t-il soudain et lui, réaliste et non krimiste, il s’agenouille et mêle sa barbe bien ratissée aux frondaisons d’une forêt pubique qu’il rêve, mais c’est une autre histoire, de civiliser par le fer et par le peigne.




Krim en réalité,
Krim ou réalité ?
Rub dub dub a choisi Krim.
Krim, hélas, ne l’a pas choisi.
Elle est en tournée à l’étranger et il faut qu’elle laisse en lui son souvenir s’engrisailler par le lycée, les déclinaisons latines et grecques, le souci des examens.

Espéranza de plus en plus décidée à le voir réussir, apprend les langues mortes, rien que pour lui faire réciter ses leçons. Mais elle-même se prend au jeu et la voici qui susurre tous les matins à M. Gustave un salopiaud de petit poème d’Anacréon. Elle se pâme à croire qu’on lui fait plein de papouilles dans le nombril.

Elle traduit : éros, jadis, dans les roses… Ronsard, du Bellay, la Pléiade et tutti quanti se sont essayés à rendre en français ce morceau célèbre. Espéranza constate son accord avec ces messieurs. En fait de poésie, pour elle, rien ne vaut un bébé qui se réfugie dans les bras de sa mère parce qu’une abeille l’a piqué. Jaloux du demi-dieu, le coiffeur maudit en silence le rondouillard. Une abeille l’a piqué au cul. Mais son cul en verra bien d’autres. Tous les culs amoureux en voient bien d’autres. À commencer par celui d’Espéranza. Et il a grande envie de lui mettre son fer à friser quelque part. Il n’ose. Espéranza ne veut plus faire l’amour qu’en récitant la Prière sur l’Acropole et elle lui a craché au nez, un matin qu’il n’avait pas réussi à lui construire un petit Parthénon sur la tête : Ah, si Renan vivait encore ! Elle arriverait à le séduire, à en faire un perruquier. Et dans le domaine capillaire comme dans les autres, que n’eût-on pu attendre de celui qui, en rupture de superstition gothique, avait su hisser sa claire intelligence française et sa non moins française bedaine jusqu’au sommet de la plus lumineuse des éminences. Qu’il eût aimé Espéranza au front de marbre, Espéranza et ses cheveux dont le parfum est plus doux que le miel de l’Hymette ! Oui, vive Espéranza et ses cheveux, l’Hymette et son miel, l’Olympe et ses dieux, Aristote et sa rhétorique, Platon et sa caverne, Renan et sa prière sur l’Acropole. Et elle ne s’arrête pas en chemin. Que Rub dub dub la suive et qu’il soit poli avec les esprits animaux, l’impératif catégorique, les monades, l’algèbre, la trigonométrie et les sinus et cosinus. Finies les fariboles. Espéranza est d’accord avec Platon : Il faut chasser les poètes de la République. Elle ne demande grâce que pour Virgile, eu égard au sens familial et patriotique de son œuvre. Quoiqu’elle se sache, pour jusqu’à la fin de ses jours, assurée de moyens de locomotion rapides et confortables, elle aime à rappeler à son fils comment Énée porta son père Anchise sur ses épaules. Des pérégrinations du « pius Aeneas », elle conclut « le Latium aux Latins ». La nuit, elle rêve que le Potassium est un pays habité par les Potassins et chaque soir la voit plus et mieux prête que la veille à réclamer l’Alsace-Lorraine. À la fin de l’après-midi, avant de rentrer chez elle, jamais elle ne manque de faire un détour pour aller place de la Concorde déposer, aux pieds de la statue de Strasbourg, le bouquet de violettes de Parme, dont, après déjeuner, elle fleurit toujours le revers de sa jaquette d’astrakan. Maurice Barrès et Déroulède ont chargé son protecteur de lui faire savoir combien ils étaient, l’un et l’autre, sensibles à cette intention. Et elle de constater : « Que voulez-vous ? J’ai le sens épique. »

Oui, elle a le sens épique, Espéranza, et si bien développé que, fin juillet 1914, quand la guerre s’annonce elle bat des mains. Elle tremble, elle rage d’impatience à la lecture de la fameuse affiche : « La mobilisation n’est pas la guerre. » Le prince des journalistes la rassure. Cette fois-ci ça y est. Isvolsky l’a promis. Enfin, elle a l’héroïque joie d’apprendre la mort du premier soldat français et elle comprend pourquoi ses parents l’ont baptisée Espéranza. En bien, cette fois, puisque espérance il y a, elle ne va point laisser son calme se perdre. Elle accompagnera le gouvernement à Bordeaux. Elle s’arrangera à ce que M. Gustave soit réformé et la suive pour lui planter des petits drapeaux en auréole autour de la tête, tandis que le prince des journalistes réclame des canons, des munitions. Que Rub dub dub n’a-t-il l’âge d’être un Saint-Cyrien en casoar et gants blancs !

Krim se trouve quelque part très loin dans le monde. Elle ne peut songer à traverser les frontières coupées, les océans torpillés. « Et cette guerre, entre autres avantages, aura eu celui de nous débarrasser d’une raclure de beuglant », se réjouit Espéranza, et pour donner un cours épique aux rêveries de son fils en plein âge ingrat, elle accroche au-dessus de son lit, à côté du crucifix, une reproduction de la Marseillaise de Rude.

Une femme de pierre ne suffit certes point à une puberté. Mais Opale est morte. Alors, avec qui parler de l’absente et comment espérer qu’un souvenir, que rien, ni personne ne nourrit, aura la force de chasser une intruse minérale ?

Krim, la Krim qui vivait jadis en lui et dont la survivance est inversement proportionnelle à la croissance de son corps et, à plus forte raison, de celle de ses organes génitaux, il la sent qui se disloque pièce par pièce. D’ailleurs, la Marseillaise de Rude a une bouche de poisson mange-tout. Elle dévore d’abord la voix, puis les gestes ; ensuite le parfum qui franchissait la rampe et finalement les yeux d’absinthe. Et que ne tentent pas même de venir la remplacer l’une ou l’autre de ces créatures soi-disant de rêve, déesses de partout brumeuses, sauf d’une entrecuisse où aimeraient à s’abriter les songes, quand les vraies mécaniques de viande et de poil ont intimidé les jours, quand trop de nuits et trop d’aubes se sont cabrées à la poursuite d’une illusion, qui peut-être, ne demanderait qu’à sortir reconstituée, ressuscitée du gosier de la monstresse à gueule d’hymne national.

Krim.

Pour que Krim disparaisse à jamais et tout entière de sa mémoire, il s’est formellement refusé à la tentation de lui écrire. Lui eût-elle accordé une réponse, le charme en eût été tailladé, assassiné à coups de ciseaux censeurs et de doigts policiers. Le moindre contact eût sali l’enveloppe, la page fleurie d’elle.

Là-bas, très loin, il ne sait où, que la fumée des cabarets protège des pièges de mémoire les mains voltigeantes de Krim, oiseaux diaphanes et palpitants sur le fond de velours noir des créations réalistes ! De même qu’elle avait déjà réussi à métamorphoser l’enfant séduisant en Rub dub dub, ainsi Espéranza est arrivée à faire de Rub dub dub un gringalet. Le gringalet a honte de son anatomie misérable. Ce qu’il imagine ne vaut pas mieux que sa carcasse. Une professionnelle en mie de pain, par exemple, s’accroupira, fera tournicoter, écrabouillera un bout de sein sur la spatule chatouillarde qui termine ce bâton qui devrait être un beau bâton et fier de soi, puisqu’il est le vit, mais oui le vit, le grand vit à la petite vie, ce que le grand œuvre est à la petite œuvre. Mais quoi ! Il n’y a pas d’étoile même polaire dans le ciel ses quinze ans. Il a perdu le nord et sa mère a raison de le blâmer, elle qu’on félicite de n’avoir jamais perdu le sien.

Adolescence : une tête se vaporise et, nuage, aux nuages se mêle. Que les possibilités éparses en un seul point se ramassent, trop vite mourra, sous forme d’inutile geyser, la foudre de l’orage testiculaire.

Puisqu’il a lui-même aboli celle qui avait, en son temps, aboli le, la, les à portée de la main, que, qui lui reste de par le monde ? Les minutes travaillent à une mosaïque sans unité de dessein. Un voisinage dans le temps ne saurait suffire à légitimer, encore moins à déifier un méli-mélo qui n’est pas de plomb. Poussières de liège.

Le poids physique d’un individu est-il fonction de la densité de son monde moral. Espéranza constate qu’on peut s’appeler Wenceslas de Saint-Gobain et n’être qu’un gringalet, un grain, un galet, un grain de galet, un galet de grain, un piètre mélange de végétal et de minéral. Elle avait, dans la personne de son fils, décidé de sacrifier le corps à l’esprit. Marché de dupe. Lui faudra-t-il souffrir que la chair de sa chair, le sang de son sang, ne soit que le revers de la médaille dont elle a le profil ? Sans doute, la mauvaise mine de ce dadais et son air lunatique peuvent-ils, doivent-ils servir de mouche au teint, à la joyeuse lucidité qui la caractérisent ? Mais on a beau tenir à faire son petit effet, on n’en est pas moins mère et on en vient vite à redouter le pire pour un avorton aussi jaunasse que la couverture du livre sur l’Onanisme à un ou à plusieurs, qu’il cache dans son armoire à glace, derrière une pile de caleçons.

Espéranza, parfois, ne songe qu’à encourager le vice solitaire de son fils, dans l’espoir de quelque accident nerveux qui rappelle son père au prince des journalistes. Un jour qu’elle était d’humeur philosophante, elle a, en effet, compris le parti à tirer de possibles coïncidences épileptiformes, pour arguer d’une miraculeuse hérédité d’âme, entre deux êtres, que nulle parenté réelle n’a jamais unis, mais que relie un pont moral, en l’occurrence le prince des journalistes qu’il s’agit d’émouvoir et d’amener, par résurrection d’une infirmité très respectée, à vouloir bien adopter celui en qui elle revit.

Mais s’il y a le pour, il y a le contre et Espéranza répugne, par tradition, à encourager les pratiques masturbatoires, les pires ennemies des amoureuses professionnelles et ambulantes. Et, par pratiques masturbatoires, elle entend ici les solitaires, car elle a un faible pour l’homosexualité et les homosexuels, depuis qu’elle doit à sa propre expérience de savoir que le dégoût que certains hommes ont des femmes peut compensatoirement valoir à quelqu’une d’entre elles une situation inespérée.

Les choses n’ont pas la simplicité que croyaient sa mère, ses aïeules, lesquelles spécialisées dans une putasserie primaire, avaient pour la pédérastie la haine qu’un bistrot porte à l’eau et à ses buveurs. Mais elle, Espéranza, elle s’est affinée avec la réussite : « Maintenant que mes carottes sont cuites, un peu d’idéal », déclara-t-elle volontiers à sa sœur de la rue Blondel.

Il s’agit dorénavant de savoir si l’idéal peut, au moins pour son fils, devenir le vice solitaire qui, jusqu’alors lui avait semblé indigne de toute indulgence.

Questionnée sur ce point, la sœur de la rue Blondel n’avait rien répondu. Elle était, à vrai dire, affolée par l’appartement où on l’avait reçue, bouleversée à la vue d’un intérieur aussi distingué, aussi cossu, dont les richesses l’intimidaient assez pour qu’elle ne pût arriver à en concevoir l’emploi. Toute reconnaissance pour celui qui avait installé sa cadette parmi soies et velours, dans une profusion de bois dorés, laqués, sculptés, d’ivoires dentelés, de bronzes grands et petits, qu’une nombreuse domesticité soignait, comme si le moindre d’entre ces bibelots eût mérité sa nourrice, la fille de la rue Blondel s’était contentée de rêver tout haut : « Et dire que notre mère voulait la couper à ceux qui ne la mettent pas là où il faut ! »

En écho, Espéranza se demande : « La couper à qui ne la met nulle part ? » Mais elle répugne à toute inutile violence. Elle ne va pas mutiler son fils, elle va, tout bonnement le faire circoncire, pour lui apprendre. Lui apprendre quoi ? La vie, pardi.

Elle le mène donc chez un chirurgien qui, bien chapitré, lui découvre une appendicite et sait le persuader de se laisser opérer.

Au réveil, effrayé par une douleur non localisée là où il s’y attendait et incapable de penser que la partie avait été sacrifiée au tout, il pousse un cri si déchirant que ta mère, assise à son chevet et en train d’écrire, pour passer le temps, quelques cartes postales, renverse sur sa blouse immaculée d’infirmière d’opéra-comique, le contenu d’un stylo qu’elle avait, à l’aube de ce jour chirurgical, fort à propos, rempli d’encre rouge. Par la suite, elle s’intéressera plus que de raison aux pansements, tiendra à disposer elle-même les compresses autour de la cicatrice. À voir toujours les mains de sa mère tachées de son sang le plus intime, le fils sent un besoin de vengeance naître en lui. Il voudrait que toutes les créatures du sexe expiassent pour l’une d’entre elles. Il imagine de très savantes blessures. Mais, a-t-il un corps à sa disposition, sa couardise n’ose tailler dans les chairs. Il fuit, va au bordel, demande une pensionnaire qui ait ses règles ou, si par malheur, aucune de ces dames ne se trouve indisposée, asperge celle dont il a dû se contenter du contenu d’un flacon de sauce tomate.

Mais, faute de mieux n’a jamais rassasié personne. À force de rester sur son appétit, le gringalet en vient vite à éprouver d’abominables fringales. Au restaurant, il commande un symbolique merlan frit. Quelle joie criminelle on peut prendre à extraire de leurs alvéoles deux petits globes demeurés blancs parmi la pâte dorée sombre qui recouvre tout le poisson, tête et corps. Un coiffeur, c’est un merlan. Donc on se venge d’Espéranza sur son favori. On se venge, ou plutôt on a cru qu’on allait se venger, car ces petites boules opaques et que nul souvenir n’éclaire n’ont, pour apaiser une vorace hantise, pas plus de pouvoir que des boutons de bottines de première communiante.

Et cependant, comme l’ordonnateur des secrets chignons et des voluptés maternelles a, dans ses obsessions punitives, usurpé la place du père, le gringalet rêvera dès son prochain sommeil qu’on l’a trompé sur l’état civil du poisson. Ce n’était pas un merlan mais un maquerau. Ces boules pas même teintes, ces pilules d’insensibilité qu’il a, sans oser les croquer, avalées, elles étaient deux gouttes durcies de ce sperme dont il se trouve être né, par l’entremise d’Espéranza. Quant à lui, l’avorton que son rêve situe très haut dans la hiérarchie d’une visqueuse humanité aux prunelles de feutre nacré, sans doute, n’a-t-il revisé ainsi le mythe d'Œdipe que pour une adaptation marine. Mais puisque, au lieu de tuer le père, il s’est contenté de lui manger les yeux, il ne va pas se crever les siens. L’ordre des meurtres et des meurtrissures a été interverti. Il lui faut donc se tuer, pauvre Œdipe à Colonne. Mais nul sommeil ne saurait permettre à Colonne d’être le nom d’une ville. Dans le désert, l’homme va mourir de son rêve aveugle. Il s’est déjà vidé de tous ses os. Il en étaie sa potence, l’organe de son désir son désir cette colonne, à quoi piètre baudruche fanée, il doit se pendre. Il ressuscite au matin flottant sur les eaux plombées de la mémoire qui, aux reflets des temps révolus mêlent le visage du présent, le visage de celui qui regarde le présent. Va-t-il supporter, toute une vie, ce louche miroir ? Il se tire un coup de revolver dans la poitrine. Bien entendu, il se rate. On le transporte à l’hôpital. On l’endort et il se réveille au sommet d’une pyramide de chapeaux pointus, d’où il embrasse un tel horizon que viennent spontanément sur sa langue les mots à dire pour être compris de tous, même des cailloux. Les mots font des phrases, les phrases un livre. Le livre s’appellera : Des os, du poil, du sang. Il sera le livre par excellence. L’auteur de cette bible nouvelle, sans doute, entendrait-il les critiques facétieux le traiter de Barrès des chiens. Mais qu’importe ! Il s’agit seulement de savoir ce que pensent, ce qu’en pensent les cormorans errant en rang autour d’un corps mourant. Au lieu de répondre à cette question, un des cormorans se déclare infirmière, de but en blanc. On leur passe encore le blanc, puisque les coiffes, blouses, murs, draps sont lavés, rincés de toute couleur. Mais le but, où est le but ?

« Profitez de votre éther » recommande le cormoran-infirmière. L’utilitarisme maintenant. Les chapeaux pointus ne se chauffent pas de ce bois-là. D’indignation, ils rentrent les uns dans les autres et leur pyramide ne tarde point à s’aplatir au ras du sol. Un poids mort d’homme reste là, couché sur son matelas, sans même la possibilité de glisser, puisque la pente des jours n’est savonnée de nul espoir. Le temps devient une masse informe que son contenant, le lieu, n’arrive pas à modeler. Donc, peu ou rien à dire d’une convalescence en Suisse où la journée n’a de vivant que dix secondes, quand l’aube nargue un réveil :

« Pétunie, pétunia en rêve d’orchidée, vénéneux à la manque, ô toi dont la minuscule méchanceté s’esbigna au long d’une vie antérieure par trop dénuée de vastes portiques. Pulsation abandonnée dans un bocal de chair, vif-argent érigé en colonne inutile au carrefour des cuisses, sur une pitoyable pelouse de poils


C’est chiendent
Et chienlit,
Chien sans dent,
Chien seul dans
Son fusil… »



Le jour qu’il lui est permis de descendre dans le hall où le cinéma, chaque jeudi, rassemble les moins moribonds des pensionnaires, il se découvre la même envie de quitter son lit de sanatorium qu’un poisson celui de sa rivière. Et de s’attendrir soudain au souvenir de l’enfant séduisant, c’est-à-dire indompté, qu’il fut, avant de se voir métamorphosé en Rub dub dub pour finir par n’être plus qu’un gringalet bon à rien qu’à se torturer. Espéranza, sous prétexte d’éducation, n’a cherché dans sa personne qu’un lieu humain où assouvir la haine qu’elle n’a du reste jamais dû cesser de vouer à l’univers, depuis le jour qu’elle a, par contrat, accepté de devenir une dame distinguée. Elle n’est pas restée en deçà, mais a été au-delà des promesses faites à son protecteur. Elle va pouvoir maintenant se reposer sur ses lauriers, c’est-à-dire tailler, rogner dans la chair vive d’une société qu’elle domine de toute la hauteur de sa fortune bien placée et de son nouveau vieux nom légitime et inattaquable. Mais on ne fait pas d’omelette sans casser d'œuf et l'œuf cassé de la savoureuse, mousseuse, onctueuse, capiteuse, amoureuse omelette qui s’appelle désormais Duchesse de Monte Putina, c’est son fils. Et il n’est pas trop frais cet œuf, mais qui songe à le plaindre, qui songe même à s’en plaindre, puisque personne encore ne s’est laissé éclabousser de son venin ? D’ailleurs sans être de la vraie pierre, la méchanceté du gringalet n’a rien de liquide. Elle est fibreuse plutôt, apte à suivre tous les contours, à étouffer, de sa force tortueuse, le vrai bois son soutien, tel le lierre son chêne.

Ce mauvais caractère s’irrite contre la vie qui va recommencer, simplement parce qu’il doit renoncer à la complaisance des pyjamas, pour emprisonner ses membres dans les tuyaux de poêle d’un pantalon, les cylindres d’un veston et de ses manches. Il ressuscite. Mais ressusciter à une chose, c’est mourir à une autre. Quelle raison de finir par trépasser à l’ascenseur, à seule fin de renaître au hall, sous la protection d’un chasseur à tête si peu épaisse qu’il faudra espérer que, dans ses lourdes mains, se trouvent cerveau et cervelet ? De par l’écran, voltigeront des sourires un peu trop photogéniques. La belle affaire. La femme fatale, poisseuse de la gélatine où ses charmes se sont englués, ne quittera pas la toile toute crépitante de ses aventures pour suivre un piètre Orphée en mal d’Eurydice…

Dans l’après-midi, l’infirmier est venu exhorter son malade, lui promettre monts et merveilles de la séance cinématographique : « Ah bien ! Monsieur, je vous retiendrai une place à côté de la dame du nonante-cinq. Une Française comme vous, Monsieur. Et qui a de si belles relations à Poitiers. C’est la fille d’un général. Elle collectionne les soldats de plomb. Mais dites seulement, n’essayez pas de la dérouter, ça serait une bœuferie. Après le cinéma, vous pourrez vous faire servir un medianoche. Je vous promets de vous tenir compagnie pour le medianoche. Ça me rappellera ma jeunesse, mais oui, Monsieur, parce que ma marraine, une noble qui avait des merlettes sur son blason, aimait tant les medianoches… »

– « Medianoche toi-même », pense le gringalet.

La dame du nonante-cinq, avec ses belles relations à Poitiers, son père général et ses soldats de plomb, quel programme ! Tout de même s’il se décide au dernier moment, il faut être beau. Donc, il sonne Moysette Crotas, la manucure.

Elle, dès le premier doigt, se sent en pleine confiance : « Je suis vaudoise, déclare-t-elle, mais j’aime un Allemand. On s’est fiancé. Alors mon papa m’a dit : « Moysette je ne suis qu’un Crotas, mais un Crotas peut mourir de honte. » Alors j’ai dit à mon papa, qu’il ne pouvait pas m’empêcher d’épouser mon Allemand, parce que, si lui était vaudois et si maman était vaudoise, ils s’étaient quand même bien disputés. Alors, mon papa m’a dit que j’avais raison et l’on a pleuré toute la nuit. Ma maman est morte après une césarienne ; c’est pourquoi mon petit frère s’appelle César. Elle, elle m’aurait aidée à épouser mon Allemand. Et j’aurais été bien contente. D’abord il est vierge. Moi aussi. Je pense tout le temps à sa virginité. Quelle belle nuit de noces on aurait eu, chacun avec sa virginité !

– Pas si sûr, Mademoiselle Moysette Crotas.

– Pourquoi, pas si sûr ?

– Vous n’auriez pas su comment vous y prendre.

– On aurait acheté la veille du mariage le précis helvétique des droits, devoirs et plaisirs conjugaux.

– Les livres enseignent la théorie, non la pratique.

– Alors vous croyez qu’on s’y serait mal pris ? Il faut que je demande à une de mes clientes.

– La dame du nonante-cinq ? – Non pas elle. Pour l’amour, la dame du nonante-cinq n’est pas tant vigousse.

– Vigousse ? Qu’entendez-vous par là, Mademoiselle Moysette Crotas ?

– Quel drôle vous faites ! On dit vigousse en vaudois, comme vigoureux en français. Plus on est vierge et plus on est vigousse. La dame du nonante-cinq, elle a eu douze enfants et elle est toute chtiote. L’Anglaise du septante-deux, qu’on appelle Canari parce qu’elle teint ses cheveux en jaune, elle est si maigre qu’elle doit faire peur aux hommes. Ah ! ça ne manque pas ici les vieilles carabines qui se trouveraient dépaysagées dans un lit avec un beau garçon ! Mon fiancé et moi, on est vierge et vigousse. Le Bon Dieu fera que tout se passe bien.

– Et s’il n’y a pas de Bon Dieu, Moysette ?

– Ma foi, le pasteur a beau dire, on n’est pas tant sûr. Au fait, je vais demander à une cliente, une chanteuse. Sûr qu’elle a eu des amants gros comme elle, plus gros qu’elle, car elle n’a pas trop de viande sur les os, la pauvre Mme Krim, Krim tout court qu’on l’appelle.

– Krim, Krim vous avez Krim ici ?

– Oui, Krim. Et pas fraîche. Pas plus vigousse que vierge ».





Moysette partie, le gringalet se précipite sur son balcon, se penche à droite, à gauche, pour voir si, dans l’une des cures, ne se trouve point celle que, des années durant, il a voulu chasser de son souvenir. Le grand sanatorium tout gréé de stores, au sommet de la plus haute vague géologique, lui semble, de la caravelle au transatlantique, incarner l’idée générale de navire. Embarquement pour Cythère. Tel est son bonheur que, durant vingt minutes, il oublie de se rire au nez. Mais soudain, sans rage, il a peur. Peur de Krim, son rêve, peur de son rêve de Krim, de sa Krim de rêve, du rêve qui va devenir réalité. Réalité de rêve. Rêve de réalité. Le rêve perd sa réalité, la réalité son rêve.
Krim en réalité ?
Krim ou réalité ?
Réalité ?
Réalité de Krim ?
Veut-il Krim en réalité, veut-il la réalité de Krim, lui dont le dépit jure de ne point chercher à compenser à coup de boutures livresques et greffes mnémotechniques ses possibilités physiques et morales, ses chances érectiles abîmées par des années d’attente et définitivement effilochées par des mois de sanatorium. Son désir, une plante aigrelette, contorsionnée dans une soif de papouilles acidulées. Il est trop conscient de la déficience de sa sève pour s’attendre à des éclosions flatteusement vénéneuses. Espéranza et ses tortueuses tortures de tuteur têtu l’ont déformé à jamais. Ses qualités sociales, pourtant, eussent dû lui permettre de figurer un palmier conformiste, à l’ombre des lambris officiels, ou bien, parmi de très modernes décors, il eût pu apparaître cactus érotomane, esthète ou sportif. À imaginer le pire et qu’il eût par goût de la crapule, glissé au ruisseau, il méritait au moins de finir réséda sur le zinc d’un bistrot…

Palmier, cactus, réséda. Il n’en est rien, il n’y a rien, il n’y a personne, il n’y a toujours pas Krim.

« Krim, Krim », on vous appelle. Une voix creuse dans un paysage vide. Sans écho, des pentes dévalent jusque dans la vallée du Rhône. Chemin de retour à la vie, paraît-il, cette vallée. Un train siffle, file vers l’Italie. Au fait, Espéranza est à Rome. Dans le voisinage du Vatican, elle ne manque jamais de se sentir toujours d’humeur à forger des âmes. En vérité, une Monte Putina de mère voudrait toujours avoir son gringalet sous la main et qu’il soit tordu, fondu au feu de sa volonté, la colonne vertébrale plus molle que moelle hors du sureau. Oui, le mettre en assez piteux état pour qu’il accepte d’entrer dans les ordres. Elle n’a pas de plus cher désir. Et alors, elle ne serait pas longue à lui faire coiffer la tiare. Pape, voilà une situation d’avenir. Mère de pape, ce n’est pas mal non plus, surtout si l’on s’arrange pour multiplier par des possessions européennes ou même, à la rigueur, extra-européennes, les dérisoires États pontificaux. Augusta n’aurait qu’à se dépêcher de nous dégoter des petites colonies bien pépères. Donnant, donnant. Une fois le gringalet assis sur le trône de saint Pierre, si Augusta s’occupe de lui, Espéranza jure sur la sainte croix de fournir l’armée paneuropéenne en autels portatifs pour prêtres-soldats. Le modèle est déjà dessiné. Par un polytechnicien, s’il vous plaît. Ce sera léger, joli, portatif et pliant. Le tabernacle servira aussi d’arsenal, avec juste la place pour le saint ciboire, les hosties et un bijou de petite mitrailleuse dont MM. les aumôniers pourront user sans cesser de dire la messe…

Mais Espéranza peut rêver à Rome.

Ici, en Suisse, il y a Krim.

Celui dont l’enfance s’était juré de l’aimer toute une vie, soudain, se demande s’il ne s’est pas menti. Qu’aura-t-il à lui dire, entre ces murs ? Ripolin blanc. La couleur ne peut naître que de la couleur. L’espace oppose un refus catégorique à toute tentation d’infini. Miser sur le temps ? Il faut d’abord aller y voir.

Aller voir Krim pour exaspérer sa Monte Putina de mère.



Une femme décharnée le reçoit.

À la débâcle qui a vidé, de sa chair, le corps, de son charme, le visage, seul le regard a résisté.

Mais comment accepter que la plus émouvante des figures soit devenue, aujourd’hui, cet écrin de peau fanée, où sont posés, toujours égaux à eux-mêmes, les yeux qui ensorcelèrent une lointaine enfance.

Krim fait des projets. Elle va partir pour le Midi, écrire ses mémoires. Qu’il lui reste un filet de voix, rien qu’un filet, et elle trouvera toujours le moyen de vendre sa salade. D’ailleurs, elle n’est pas encore aphone. Elle va chanter, elle va chanter ses succès d’avant-guerre. Elle quitte sa chaise longue, s’appuie au mur pour ne point inutilement dépenser des forces à se soutenir. Elle ne doit rien gaspiller car, sans toute son énergie, elle n’arriverait certes point à remonter de ces notes basses, rauques, qui donnent leur fatalité à ses chansons. Mais sa volonté ne suffit point à consolider les tissus trop fragiles pour résister à la passion des mots, à la violence du ton. Il lui faut s’arrêter dès le second couplet. Elle porte son mouchoir à sa bouche, l’en retire taché de rouge, et le gringalet qui, des années et des années, s’est cru vampire, ne boit pas à ses lèvres le sang dont il avait soif. Il se sauve, court chercher l’infirmière. On fait une piqûre à Krim. Le gringalet rentre chez lui, se couche. Par sa fenêtre ouverte sur la nuit, entre une chanson qui monte d’une autre fenêtre ouverte sur la même nuit : Mon soleil, c’est les becs de gaz.

Krim a demandé qu’on mette au gramophone la rengaine dont elle n’a plus la force. Mots sans lèvres, lèvres sans mots. Le gringalet ferme les yeux. Une à une et à jamais, derrière ses paupières, s’éteignent les dernières de ces petites lueurs qui tremblotent au coin des rues les plus désespérées pour l’ultime consolation des créatures fourbues. Pas plus de soleil que de becs de gaz. Il fait un de ces froids sur la planète. Les étoiles ? De la littérature. La lune ? De la méchanceté. Il grelotte. Un désenchanté de son acabit ne devrait tout de même pas en être à une obscurité près. Tout s’est éteint. Et puis après ? Tout doit s’éteindre. La voix de Krim comme le reste. Il n’y a vraiment pas de quoi se mettre dans cet état. Elle fut, non celle qu’il aima, mais celle qui l’empêcha d’en aimer d’autres. Désormais, à quel corps demander, chemin faisant, son plaisir ? Les personnes, les sexes ? Inutile de scruter leur méli-mélo, d’essayer de s’y reconnaître. Libre à d’autres de se payer de ressemblance, de s’arrêter à chaque à peu près, de vouloir partout des oasis. Il ne va pas, lui, s’obstiner à la recherche de la perfection violente dont Krim, avant l’âge de l’amour, avait, à sa médiocrité quotidienne, donné la nostalgie. Krim, tête trop lourde pour le corps et, dans un visage de Pierrot alcoolique des yeux d’absinthe, des yeux où s’agitent toutes les herbes des jardins fous. Ces touffes, nulle clôture ne les protège. La mort aura donc bientôt fait de les déraciner. Et lui qui a perdu jusqu’au droit d’oubli, demain, sur un univers désolé, il ouvrira sa porte. Du seuil, il se laissera glisser dans la vie, perdre corps et biens, corps et âme, faute de Krim, faute d’une ceinture de sauvetage, les bras que seule elle eût pu lui lancer.



VI.

POÉTESSE, ROMANCIÈRE ET COUPLE TRANSATLANTIQUE


Bien qu’il ne lui en eût pas écrit un mot, Espéranza n’ignora pas longtemps la visite de son fils à Krim. Aussi, avant que son fils ne l’eût rejointe dans le Midi où elle savait que la chanteuse exécrée allait venir s’installer pour y mourir, parce qu’un clou chasse l’autre, elle se mit en tête de marier le gringalet à Synovie, la poétesse catholique.

Au cours du démoralisant été 1932, Espéranza n’a pas été fâchée de lire des poèmes qui la reposent enfin de toutes les excentricités dont, vingt années durant, elle a dû subir la mode. On peut être à la bonne franquette et avoir de très sages opinions littéraires. La duchesse de Monte Putina sait rire, mais d’un rire qui n’exclut point le sérieux de la pensée. Et qu’une jeunesse plus ou moins faisandée n’essaie pas de l’attendrir. Elle est de l’avis de Mauriac : À toutes les époques, il y eut parmi les débutants des réfractaires et des ennemis des lois ; seulement ces jeunes furieux, non certes flattés, encensés comme ceux d’après-guerre, mais conseillés, dirigés, dominés par le prestige du talent et de la gloire, guérissaient vite de la maladie que subissent tous les chiots.

Espéranza qui, lors de son mariage, est passée du néo-Louis XVI au cubisme qu’elle se flatte, du reste, d’avoir dompté, adapté aux nobles fins d’un salon ducal, mérite, de ce fait, sinon d’être félicitée comme pionnière, du moins de ne jamais s’entendre traiter de rétrograde. Elle a le sens du moderne, comme, sans jamais perdre celui du classique, elle a eu, tour à tour, celui de la gouaille populacière méridionale et irrésistible, puis du médiéval, enfin du distingué. Elle n’en a que plus de droits à condamner les chiots et leur maladie. Elle fait bloc avec ceux qui, dans l’écriture, la peinture, la musique n’acceptent plus ces innovations désagrégatrices d’un monde où les danseuses, chanteuses de Southampton, en veine de respectabilité et de noblesse ont eu un tel mal à trouver leur place au soleil et à la garder.

Primerose, bien qu’elle soit devenue Lady, quasi sans coup férir, n’en partage pas moins l’avis d’Espéranza. Aussi, lorsque la duchesse de Monte Putina lui eut parlé de l’article de Mauriac et cité, de mémoire, la phrase en question, plus que jamais décidée à ne point laisser en friche son don des à peu près scatologiques, elle s’écria : « Les chiots aux chiottes. » Espéranza n’a d’ailleurs point manqué de resservir ce bon mot qu’elle attribue, selon l’effet sur les auditeurs, soit à elle-même, soit à Léon Daudet.

Synovie, dont les Épanchements constituent la synthèse, qu’on croyait impossible, du classique et du romantisme, Synovie ne pouvait donc qu’être protégée par l’une et l’autre de ces dames. De nature exquise, avec la modestie des grands talents et des belles intelligences, la poétesse remercie le ciel et constate : « J’ai œuvré un bon moment. » Synovie est à la mode. À la mode régionaliste, une mode qui lui donne à la fois son climat moral et son style vestimentaire. Lauréate de l’Académie des Jeux Floraux, couronnée du rameau d’olivier qui, ma foi, ne va pas trop mal avec sa robe taillée dans la toile à carreaux dont on fait les nappes des hostelleries, Synovie saute de Toulouse à Maillane où les félibres sont on ne peut plus fiers de la recevoir. Elle y va de son petit sonnet à Mistral, fait une entrée sensationnelle dans la ville d’Arles, puis, parce qu’elle sait marcher avec son temps, pousse jusqu’à Juan-les-Pins.

Aux Épanchements, Mauriac a consacré un article aussi décisif que Barrès jadis à son premier livre : Les mains jointes. D’ailleurs, s’il admire la poétesse, il vénère une compatriote dans la personne de Synovie, bordelaise de naissance, et non de style cèpe à l’ail, mais d’un genre très strict, c’est-à-dire cultivée, experte à la délectation morose et incapable de sortir sans gants ou sans bas, même en plein été sur la côte d’Azur, ce qui n’a pas été sans lui valoir surcroît d’affection de la part d’Espéranza, d’Augusta, de Primerose. Une commune et indivise peur de la congestion interdit à ces trois grandes dames de se mettre nues au soleil, parmi une foule, dont le laisser-aller et l’impudeur, – qu’elles condamnent à grands cris, – ne sont cependant point sans hanter leurs rêves de réminiscences byzantines, à grands déploiements de peaux bronzées.

Dix minutes de conversation avec Synovie ont suffi à Espéranza pour déclarer : « Cette poétesse voilà ce qu’il faut à mon gringalet. S’il ne veut pas entrer dans les ordres, qu’il épouse au moins une femme bien pensante et capable de lui apprendre à faire des vers qui riment. Un recueil d’alexandrins d’inspiration catholique signés Wenceslas de Saint-Gobain, ça n’est déjà pas si mal. Et même si le duc, mon époux se refuse à l’adopter, il aura un nom et une œuvre qui lui permettront d’entrer à l’Académie. J’en fais mon affaire… »

Et, toujours attentive aux leçons de Mauriac, Espéranza se rappelle que dans son magistral article intitulé la génération sans maître, cet auteur écrit : À aucune époque on n’eut, comme aujourd’hui, le culte de l’homme arrivé, de la valeur sûre. Dix ans d’avance, on flagorne le futur académicien et on escompte son suffrage pour 1950. Elle ne se le fera pas dire deux fois. Elle va de boutique en boutique, choisit une cravate pour le romancier, des fruits confits pour sa femme, et des trottinettes pour les bébés.

Synovie n’a rien d’une mauviette. On peut même dire qu’elle porte beau. Le visage est noble, d’une régularité qui pourrait à la longue, risquer de devenir ennuyeuse, si un strabisme opportun n’ajoutait sa petite touche romantique.

La famille de Synovie était assez pénétrée des principes évangéliques pour se rappeler que la main droite doit ignorer ce que donne la main gauche. Aussi les siens virent-ils une délicate intention de la Providence dans l’irrégularité de son regard. Les couventines, ses compagnes, ne partagèrent malheureusement point cette opinion et ne cessèrent de persécuter la petite loucheuse, assez maligne pour tirer parti de sa disgrâce, surveiller ses camarades et rapporter aux sœurs ce qu’elle avait pu voir de côté, sans que nulle des enfants à vision normale se fût doutée qu’elle vît.

Plus tard, la future poétesse, quand elle eut atteint l’âge de se marier, eut beau baisser les paupières, lever le petit doigt, se tenir sur son quant-à-soi, c’est-à-dire ne jamais se laisser aller jusqu’à toucher le dossier des chaises et jouer du piano sans regarder la musique, il n’y eut pas un chien coiffé pour vouloir d’elle. Sa mère, une maîtresse femme, s’impatientait de la voir rester en carafe. Alors un jour qu’on présentait un jeune homme, la vieille dame eut une idée. On était venu de Bordeaux à la campagne chez des amis pour rencontrer le prétendant. La jeune personne, à la descente du train, reçut donc l’ordre de se plaindre d’avoir une escarbille dans l'œil. Le truc réussit à merveille. Le fiancé, un ingénieur, mais un bébé dès qu’il ne s’agissait plus de chiffres ou d’inventions, n’y voit que du feu. La maîtresse femme lui fait l’honneur de lui accorder la main de sa fille. Il peut être fier, heureux comme un roi. Louis XIV a bien aimé une bamban. Donc la noce a lieu. Le ménage marche bien. Hélas ! il ne manque jamais de méchantes langues pour s’en prendre au bonheur des autres. Quelqu’un va révéler, un jour, à l’ingénieur que sa femme louche. Il a sa dignité cet homme. Il n’aime pas se dire qu’on l’a floué. Alors, rentré chez lui, il mène un beau sabbat. Il casse toute la vaisselle, fait ses besoins dans le piano conjugal, annonce qu’il va partir pour le Kamtchamka et après un tonitruant « au revoir, Madame Escarbille dans l'œil » s’enferme dans sa chambre où il prépare ses valises, tandis que la pauvre Escarbille dans l'œil décide de mettre fin à ses jours, descend au jardin cueillir une fleur de magnolia dont elle espère le parfum mortel.

À l’aube, le mari qui descend avec son bagage pour ne plus jamais revenir la trouve étendue sur la pelouse. Parce que la fleur de magnolia n’est plus sur la branche où il avait coutume de l’admirer, il se traite d’assassin, et remonte à ses appartements et, résolu à s’infliger une peine quasi talionesque, détache une ampoule électrique, non pour la renifler mais bel et bien pour l’avaler.

On peut loucher et avoir une bonne carcasse. La jeune femme simplement endormie triomphe des émanations prétendues meurtrières de la fleur de magnolia, tandis que le verre pilé dans les boyaux de l’ingénieur ne pardonne point. Veuve, Escarbille dans l'œil sous un pseudonyme élégiaque tâte des consolations poétiques. Dès ses premiers essais, un poète catholique et un abbé académicien, amoureux tous deux du Béarn, la pressent de venir s’installer dans le département des Basses-Pyrénées. Elle se rend à leurs prières, se fixe à Pau, où sa vie se fût écoulée tout entière dans la plus grande paix, si, aux courses, un jour qu’elle était grimpée sur une chaise, pour mieux voir, sa robe n’eût été soulevée par un vent inattendu et si indiscret que la malheureuse, d’une voix à fendre l’âme interrogea : « Aurait-on vu mon hirondelle ? » Curieuse réminiscence de Paul Claudel, de l’oiseau noir dans le soleil levant. Mais ni l’heure, ni le lieu, ne justifiaient cette évocation. C’était l’ouest, le crépuscule. Le scandale était venu sous forme d’une chose à plumes qui, du noir, allait passer au blanc.

Dans les plus beaux jardins du Béarn, Synovie devait en effet rencontrer, le lendemain, un cygne. Vierge et vivace, selon la définition mallarméenne, ce qui n’était certes point pour déplaire à notre grande lyrique, corseté comme un officier de cavalerie contemporain du général Boulanger, chaussé de vieilles bottines à élastique, du meilleur style symbolard, ce cygne, très littéraire, aimait à quitter ses eaux pour des petites promenades dans l’allée Maurice-Barrès. Un jour, Synovie l’aperçoit juché sur le marchepied d’une auto à conduite intérieure. « Conduite intérieure, vie intérieure, c’est tout un », pense la poétesse et, ravie du symbole, elle sourit à l’oiseau, l’appelle. Il ne fera pas répéter deux fois l’invitation. Il ne demande qu’à prendre pour Léda cette inspirée, glisse sa tête parmi ses jupes et, son long cou dressé sous le cotillon, se met à lui becqueter l’hirondelle. Synovie se sauve en hurlant, poursuivie par l’indiscret non moins vivace, certes, que vierge. Par bonheur, l’abbé académicien se trouve à passer. Il la reçoit dans ses bras, la défend, chasse le malotru à coups de parapluie. Synovie regagne alors sa demeure au bras de son sauveur qui, après quelques considérations préliminaires sur Racine à Uzès, la conjure de se rappeler que la poésie pure doit finir en prière. Il l’exhorte donc à désincarner une inspiration que le lyrisme des Épanchements risquerait d’entraîner dans des voies périlleuses pour une âme chrétienne.

Synovie proteste de ses bonnes intentions. Elle est catholique, apostolique et romaine. L’abbé en convient, mais, justement, parce qu’elle n’a rien d’une farceuse, il attend beaucoup de l’influence pacificatrice, purificatrice, résignatrice, rédemptrice, que cette rimeuse à chaste matrice peut avoir sur une époque où l’inquiétude prend la forme féroce voire diabolique de l’humour. Il pourrait citer mille romans, essais… Synovie veut des titres. L’abbé dit simplement « Bubu » et notre bonne chrétienne qui trouve qu’il a parlé assez pour mourir de soif et demander à boire par onomatopée, l’invite à monter chez elle prendre un verre. Le saint homme rit du quiproquo et précise [3]  :

« Bubu roi, de Charles Jarry, ou Ubu de Montparnasse, d’Alfred-Louis Philippe, me semblent, ma chère fille, les types mêmes d’ouvrages à ne point regarder. D’après ce que j’en sais, par ouï-dire, bien entendu, car je ne me risque pas à de pareilles lectures, le premier se moque sans décence, des institutions les plus dignes de respect, tandis que le second a été écrit à la gloire d’une pécheresse qui, au lieu de se convertir, telle notre sainte Marie-Madeleine, offre à Dieu juste une prière de rien du tout, entre deux promenades, dont mieux vaut ne point préciser le but… » Ces propos et les méditations qui les suivirent décidèrent Synovie à compenser un magistral poème sur Marie l’Égyptienne. Or de même que la sainte, pour des fins chrétiennes, accepta de subir l’étreinte d’un bachelier, ainsi quand elle eut appris qu’Espéranza comptait sur son prestige de poétesse lauréate des jeux floraux pour imposer un amour rédempteur, elle se déclara prête à forniquer avec le gringalet. Mais la pauvre duchesse de Monte Putina n’était pas au bout de ses peines, car son fils, de plus en plus décidé à la narguer, dédaigna la poétesse qu’elle lui avait choisie, pour se précipiter dans les bras d’une prosatrice, Marie Torchon, romancière populiste, comme son nom l’indique.

Marie Torchon fait la paneuropéenne. On n’a pas oublié qu’elle a offert un thé d’honneur à Augusta. « Méfions-nous de cette jacobine », insinue la Monte Putina, qui, duchesse, ne s’est point contentée d’adopter les vues d’une archiduchesse sur le jacobinisme, mais, – afin que le produit des titres par les principes monteputinesques soit égal au produit des titres par les principes habsbourgeois, – les a archi-adoptés.

Augusta est trop bonne et ne veut rien écouter de ce qu’on lui donne à entendre.

En attendant, plutôt que de voir son fils tourner autour de Marie Torchon qui se porte comme un charme, Espéranza eût préféré qu’il demeurât amoureux de Krim. Au moins, cette moribonde ne l’eût pas gênée longtemps. Mais cette Krim, quelle bourrique ! Espéranza a beau la flatter, la cajoler, elle est décidée à ne rien faire pour rallumer dans le gringalet la flamme qui fut celle de l’enfant séduisant, puis de Rub dub dub. Krim n’a d’yeux (et ses yeux sont immenses) que pour les très jeunes, très beaux, très vigoureux garçons. Espéranza entend ne pas en être pour ses frais de feintes gentillesses. Elle a jadis fort bien su, par charité, humilier Opale. Elle va s’arranger à ce que Krim meure en chantant pour elle. Et ce ne sera guère difficile. Krim n’a que des dettes ; les huissiers la poursuivent. Alors, quoique sa voix, ses forces la trahissent, elle doit accepter les chances qu’on lui donne de gagner trois sous. Espéranza se frotte les mains, sourit, n’a cessé de se frotter les mains, de sourire dans l’auto où elle s’est assise entre son paisible duc et sa victime, Krim, son fils sur le strapontin, donc assez petit pour sembler à genoux devant elle. Elle a fait des efforts surhumains pour ne point abandonner cette expression béate quand elle a eu aperçu, à la porte de lady Primerose, la petite auto de Marie Torchon et, simultanément, Synovie qui, très économe, a pris l’autobus et marché depuis la station sous un soleil tel qu’on a peur de voir l’un des torrents de sueur qui lui coulent de chaque côté du nez emporter celui de ses yeux qui va toujours à la dérive. Marie Torchon, au contraire, apparaît (l’image est d’elle-même) propre comme un haricot sec, toute pimpante dans un pyjama dont la coupe et la matière, d’inspiration populiste, décident Espéranza à bougonner : « Salope en salopette. »

L’héritier des lords Sussex, le front barré d’une mèche blonde, cravaté de rose mourant, vêtu de jersey de soie émeraude et chaussé de sandales en cuir mauve, prépare des cocktails. Synovie qui meurt de soif se précipite sur le capiteux breuvage. Elle pousse un cri, laisse tout tomber. Elle explique : « Une araignée. » Marie Torchon la menace : « Araignée du matin, chagrin », puis, parce qu’elle ne néglige jamais les occasions de faire sa cour aux puissants de ce monde, cette damnée se tourne vers le prince des journalistes dont la feuille paraît au milieu de l’après-midi et, avec une révérence, lui susurre : « Oui, mais journal du soir, espoir. » C’est un compliment bien placé, et Espéranza enrage de voir le maître de l’opinion répondre par l’éloge du dernier livre de la romancière : Totoche des Batignolles.

« Enfin, de l’art français, du bon, du meilleur. Nos chers petits soldats n’auront pas en vain répandu leur sang. Les métèques peuvent toujours essayer de venir avec leurs modes insanes. Grâce à Marie Torchon, nous voici désormais tranquilles. Son héroïne, cette chère Totoche, un vrai bouquet tricolore. Comme elle eût fait une bonne mère, de celles qui baptisent leurs filles Joffrette, Fochette. Joffrette, va me chercher ma chaufferette. Fochette, où as-tu mis ma fourchette ? Que c’eût été charmant ! Hélas, le fiancé de Totoche a trouvé une mort héroïque dans l’usine où il travaillait à la fabrication des gaz asphyxiants, car la paix comme la guerre compte aussi ses glorieux morts pour la patrie. L’enterrement du fiancé de Totoche, quelle fresque ! Et le cimetière, quelle page d’anthologie ! Totoche, après avoir affirmé que la révolte est le propre des faibles, Totoche, dans une admirable prosopopée, dénonce à l’Europe, du haut du Père-Lachaise, les dangers du communisme, du pacifisme. Certains critiques ont dit, et notre chère Marie Torchon a laissé dire, que sa Totoche était paneuropéenne. En tout cas, si Totoche s’adresse à toute l’Europe, il ne s’ensuit certes pas qu’elle veuille annuler les dettes de l’Allemagne.

Non, la vaillante Totoche n’est point pour la revision du traité de Versailles. Au contraire, elle rappelle chacun à son devoir et, face à la tombe encore béante, elle adjure son jeune frère de s’engager puisque nous n’aurons pas, elle le sent, trop de forces à opposer aux périls extérieurs et intérieurs, si l’on veut sauver le capitalisme. »

Pendant la péroraison du prince des journalistes est arrivé un jeune couple américain d’aspect très « fait en série », sans rien d’insolite dans leur double fraîcheur qu’un volumineux pansement de bandes de crêpe Velpeau, du poignet au coude droit de la femme. Depuis des semaines, le mari promettait un acte gratuit. La nuit dernière, il a pensé que le temps en était venu. Il a offert mille francs au barman du casino pour rester avec eux toute la nuit. Le barman accepte et, marché conclu, ils partent tous les trois en auto, s’arrêtent à l’orée d’une forêt où les Américains demandent à leur compagnon de se dévêtir. Ce dernier, une fois nu, est attaché à un arbre. L’Américain sort une scie de sa voiture et annonce au ligoté qu’il va le couper en morceaux. Et, pour lui prouver que c’est sérieux, il s’attaque à un arbre, détaille quelques branches, puis s’approche en grinçant des dents. Le barman, un petit Italien d’ordinaire assez faraud, malgré son aptitude au commerce charnel, trouve que le jeu va un peu loin et, pour ne point voir la suite du travail dont il va être l’objet, la matière, il aime mieux s’évanouir. Revenu à lui, le bonhomme sera stupéfait de constater que nul membre ne manque à l’appel. Il est seul, mais entier, un billet de 1000 francs entre les doigts du pied gauche.

Quant au couple américain, rentré à la maison, il téléphone la grande nouvelle aux amis et connaissances.

« Mille francs, bien cher pour un acte gratuit », ne put, d’ailleurs, s’empêcher d’objecter le dernier des lords Sussex d’une voix où, malgré la douceur naturelle et la bonne éducation, grondait toute la colère d’un réveil en sursaut.

À cette objection, le jeune Américain perd de sa superbe. Il se gratte la tête et, très vite, sa détresse s’avère contagieuse à sa femme. C’est bientôt un désespoir total et indivis. Pour se consoler, ils n’ont plus qu’à s’envoyer de petits coups ravigoteurs si bien que, voulant, à l’aube, préparer les toasts du breakfast, elle, d’un couteau décidé, entame son bras que le soleil a cuit et hurle : « Jimmy, Jimmy, le pain qui saigne. » D’où ce paquet de linges qui constitue le plus opaque d’un vêtement, dont le reste n’est que voiles et transparences.

Jim se sent coupable de tous les malheurs et surtout s’accuse du retard au déjeuner si important de lady Primerose. À la fois parce que le souvenir de sa nuit l’obsède et pour se poser aux yeux de l’assistance, puisque la conversation tourne autour des problèmes moraux, il interroge : « L’acte gratuit est-il une perversion ? »

« Sachez, lui répond le prince des journalistes, sachez, jeune homme, que gratuit, pas plus qu’impossible, n’est français. » Jim ouvre des yeux grands à croire qu’il va pleurer.

« En France, lui explique-t-on, il n’y a jamais eu, il n’y aura jamais rien de gratuit. Je dis et répète que l’Allemagne se trompe lourdement qui croit que ses dettes finiront par se volatiliser. Je suis étonné, peiné même, d’entendre un ex-allié, un jeune frère américain, parler d’acte gratuit. Expliquez-vous. » Terrifié par cette mise en demeure, Jim n’ose désobéir. Il raconte son exploit de la nuit précédente, en le mettant sur le compte d’un autre couple, bien entendu.

« Mais ce couple venait, lui aussi, d’Amérique ? », interroge le prince des journalistes.

– Oui.

– Alors, vous pourrez dire à vos compatriotes que je ne les félicite guère. À se conduire ainsi, ils m’apparaissent bien peu dignes de leur grande patrie, celle des Washington, des Franklin, des Lindbergh… 
... et bien peu dignes aussi de Paneuropa », lance, à tout hasard, Marie Torchon, avec un sourire à l’adresse d’Augusta.

Mais la duchesse de Monte Putina tient à couper l’herbe sous le pied de l’intrigante. Elle martèle une phrase qui condamne et l’hystérie de la nouvelle Amérique et l’arrivisme de certaines prosatrices. Elle devient un vrai Juvénal, notre Espéranza. Bien entendu, elle n’use de la satire qu’à des fins moralisatrices, et, de même que les porcs happés par certaines machines en ressortent à l’état de jambon et viande de conserve, ainsi la divine lady constate que les liqueurs séminales lappées par sa collègue en putasserie passée et aristocratie présente prennent leur essor sous forme d’austères conclusions. Elle-même, la marquise of Sussex, elle sent d’intransigeantes maximes prêtes à s’envoler de tous ses orifices. Le prince des journalistes ne demande qu’à les cueillir à l’orée de tous ses sphincters.

Oui, alors qu’aux lèvres bien dessinées de ses contemporaines, il en a si longtemps préféré tant et tant de rudes, parfumées à l’ail et au gros vin, pourquoi aujourd’hui n’a-t-il faim que de la bouche (et pas seulement de la bouche) de la noble Anglaise, cette bouche qu’il rêve onctueuse sous l’épaisse couche de rouge et parfumée de gin, de cointreau et de jus d’orange mélangés ? Ce désir dont il ne comprend pas la naissance soudaine et la si rapide montée, il aimerait que le lui expliquât ce psychiatre à la mode, titulaire de la chaire de médecine mentale à la Faculté de Paris, donc lui aussi invité de marque, et pour l’instant incliné devant Augusta, elle-même toute heureuse qu’il lui soit présenté car il est l’auteur d’un ouvrage qui fait autorité : Libido et paneuropa.




Un des trop jolis valets annonce enfin que « Madame la marquise est servie ».

La troupe des invités se met en marche pour gagner la table dressée dans le jardin à l’ombre d’un grand pan de mur.

Un ciel sans nuages sert de plafond à cette salle à manger en plein air. La majesté de l’heure est digne d’Espéranza, d’Augusta et de Primerose, – les chères touloupes et guenipes, – de leurs devancières Mme de Maintenon, Mme Roland et George Sand.



VII.

LE QUATORZIÈME CONVIVE


Il a suffi de trois secondes à Espéranza pour venir à bout d’une tranche de melon. Elle va parler, elle cherche le premier mot d’une phrase qui lui permette d’orienter la conversation dans la voie de ses intérêts. Un coup d'œil circulaire sur la tablée lui permet de constater qu’elle domine, comme d’habitude, la situation. Or il peut arriver et justement il arrive que, du sommet de son optimisme, une duchesse célèbre par sa maîtrise et son humeur enjouée laisse, sous le coup d’une émotion soudaine, choir la fourchette et le couteau qu’elle allait déposer dans son assiette vide. Mais rien que d’en avoir effleuré le rebord, le couvert d’argent massif réussit à entraîner dans sa chute la pièce de vaisselle plate qui s’en va, avec un beau tintamarre, rouler sur les dalles, sans que l’écorce de la cucurbitacée qui a suivi le mouvement de la dégringolade ait fait tampon entre le métal et la pierre qui vêt le sol d’une inexorable sonorité.

Et, pour couvrir tout le bruit, ce cri :

« Treize, on est treize à table. »

Fidèle aux habitudes d’ordre et de précision que lui a inculquées le prince des journalistes, Espéranza donne les preuves de ce qu’elle avance et compte à haute voix : « Le lord Sussex, un ; l’archiduchesse Augusta, deux ; le psychiatre, trois ; Synovie, quatre ; Wenceslas, cinq ; Marie Torchon, six ; le duc de Monte Putina, sept ; la marquise of Sussex, huit ; le prince des journalistes, neuf ; Krim, dix ; Kate (c’est le nom de la jeune Américaine), onze ; Jim, douze ; elle-même, treize. Dernier espoir, il y a une chaise inoccupée entre Krim et Kate. Mais qui viendra, viendra-t-on même s’asseoir sur cette chaise ? Quel sera, quel est le quatorzième convive ?

La maîtresse de maison se trouve trop saturée de gin pour ne point, au dernier mot de la question, s’incendier. C’est un vrai phosphore, son goût des calembours scabreux. Elle s’allume, tel à la moindre étincelle le rhum d’une omelette, à première vue inoffensive. Espéranza s’effraie de voir dans les yeux de sa compagne des dévergondages southamptoniens danser des flammes crapuleuses. En guise d’huile sur le feu, la divine lady se verse des grands coups de vin blanc et vide plusieurs fois son verre avant de le lever à la santé de celui qui n’a pas assisté au trinquage précédent et, d’ailleurs, n’assiste non plus à celui-ci, ce qui est fort regrettable car les treize autres ne demandent qu’à être heureux pourvu que le quatorzième…

Et Espéranza doit, ici, supporter que le mot convive soit tronçonné, trouve dans ses sept lettres de quoi offrir à la fois un sujet et son verbe…

Faut-il laisser passer l’incongruité ? La duchesse irait jusqu’à faire un éclat, si elle ne se disait que le plus grand nombre des invités ne comprendrait rien à la colère de sa dignité offensée, puisque, parmi les treize, il y a d’abord des étrangers trop peu familiers avec les Français pour saisir le jeu de mots, et parmi les Français eux-mêmes, au moins une âme (Espéranza pense à Synovie) à qui sa pureté interdit de soupçonner d’une connaissance aussi perverse de la langue une bouche étrangère, et enfin, dans la personne de Krim, une indifférente décidée à ne prendre la peine de parler pas plus que celle d’écouter.

Donc Espéranza ne bronche, mais, en dépit des souvenirs d’une amitié vieille de trente ans et des services mutuellement rendus, son silence ne pardonne point à Primerose d’avoir non seulement permis que son déjeuner groupât autour d’une table (il faut le reconnaître, pompeusement servie) un nombre fatal d’invités, mais encore laissé à chacun le choix de sa place, de telle sorte que cette fouine de populiste a, pour narguer la duchesse de Monte Putina, réussi à s’insinuer entre son gringalet de fils et son gâteux de mari. Nul ne se trouve à la place qui devrait être la sienne. D’où un désarroi multiplié par le cri d’alarme : « On est treize à table. » Même Augusta, dont il n’y a pourtant pas moyen de contester les vigoureuses qualités, en proie à la détresse, se signe et pense qu’elle préférerait un Juif, un Turc, un tzigane, un bolchevique à cette place vide entre Kate et Krim. À entendre tousser cette dernière, chacun des douze autres invités se dit que s’il doit y avoir une mort dans l’année ce sera la sienne. Mais Krim, qui devine les pensées de ses inexorables co-déjeuneurs, quoiqu’elle sache que la présence, à l’un de ses côtés, d’un convive supplémentaire ne changerait en rien sa destinée (d’ailleurs admise une fois pour toutes) de presque immédiat cadavre, n’en a que plus de joie à constater que son nom est celui d’un acte meurtrier, non d’une victime. Ainsi se sent-elle protégée d’une mort que la superstition numérique de tous aimerait à voir fondre sur elle. Le corps raidi, les poings fermés, les ongles enfoncés dans les paumes, les lèvres serrées comme pour retenir, de ses dernières forces, le souffle de vie dont les autres aimeraient à la voir soudain privée, elle gonfle ses narines pour ne rien perdre de la bonne odeur de semence humaine qui transparaît à travers les senteurs d’un bouquet sur la table, devant elle. Ravagée mais toujours affamée de chair fraîche même aux heures les plus fiévreuses de ses après-midi, elle n’acceptera jamais de pouvoir paraître la victime expiatoire dont l’immolation assurerait le salut de ces douze parmi lesquels, seule, lui semble possible la jeunesse désarmée de Kate. Alors, comme un immense papillon d’herbes vénéneuses, son regard d’absinthe voltige de l’un à l’autre, et dans le double cercle ailé de ses paupières, parmi les touffes dansantes, il y a de telles intentions que vingt-quatre yeux se ferment. Mais ils se rouvriront, et alors ce sera une coalition quasi universelle.

Même le gringalet, qui, pourtant, ne tient guère à donner à sa mère l’impression qu’elle triomphe sur ce point comme sur les autres, ne peut s’empêcher de juger, à haute voix, les personnes qui savent toujours venir là où elles n’ont que faire. Il est, ajoute-t-il, décidé en ce qui le concerne à ne plus confondre le soleil et les becs de gaz. Donc il ne se contente pas de faire le joli entre la romancière populiste et la poétesse lauréate des jeux floraux. Il affirme une victoire sans pitié. Il se venge de celle qui charma jadis le petit animal dont les sens étaient si frais, si spontanés qu’Espéranza a dû ne pas regarder à sa peine pour racornir ses désirs et leurs ombres, les pensées.

Lui et les autres, ils se reconnaissent encore bien des raisons de haïr Krim. N’a-t-elle point, par exemple, vécu sans autre règle que sa liberté et ses amours ? Espéranza, surtout, attend, pour justifier sa sordide putasserie initiale et la triste prudence qui lui fit suite, l’hémoptysie dont le flot finira bien par emporter, avec les ruines d’une voix trop émouvante, la dernière chaleur d’une vie. Espéranza sait qu’il n’est pas une touloupe, pas une guenipe qui ne pense comme elle. Primerose, figée dans son aristocratie monstrueuse, essaie, mais en vain, de noyer au fond d’un verre la nostalgie des fêtes charnelles que, par la faute de son ambition, elle a manquées. Elles sont toutes inassouvies, à commencer par Augusta qui, chaque matin, après s’être frotté les bouts des seins avec l’étoffe du pantalon-souvenir que Stéphanic n’a jamais porté, prie son Dieu paneuropéen de la pardonner et, gagnée à la cause monteputinesque, lui jure, de toutes a contrition, de donner des colonies au pape.

Non moins inassouvie qu’Augusta, Synovie, qui promet une ode à saint Antoine de Padoue si elle arrive à séduire son voisin, le psychiatre (il y a des chances, il est du côté du bon œil), puisque ce gringalet de Wenceslas est décidément passé avec armes et bagages au service de Marie Torchon laquelle, flagorneuse comme de coutume et bien qu’elle n’en mène pas large, à la vérité, prétend que le danger des treize à table n’existe pas pour elle. En effet, Augusta et le prince des journalistes, vu leur situation, comptent chacun pour deux, font donc quatre à la paire et ainsi portent à quinze le nombre périlleux.

Malgré le talent oratoire et l’habileté de la populiste, la confiance ne renaît pas.

Il semble qu’il faille un siècle pour qu’on en arrive au homard. Alors, comme si un miracle lui avait rendu la parole, le vieux duc de Monte Putina, qui n’a pas encore dit un mot, soudain lance à l’archiduchesse un tonitruant : Ad Augusta per langousta.

Ce latin de cuisine ne semble pas déplaire à Augusta. Elle a, au cours des étés de sa lointaine enfance, fait avec le noble romain des châteaux de sable sur des plages adriatiques. Elle ne lui en veut ni de sa bruyante familiarité, ni du piment de barbarisme ajouté à la sauce déjà corsée où nage ce crustacé, dont un gentilhomme du vieux monde ne va tout de même point se fatiguer à établir le pedigree. Mais l’état civil d’un fruit de la mer préparé justement à l’américaine doit inquiéter davantage un Jim peu familier avec les langues anciennes. Le pauvre, qui n’a pas oublié la semonce du prince des journalistes quand, tout à l’heure, fantaisie lui prit de parler d’acte gratuit, ne peut, malgré tout ce qu’il devine avoir à redouter d’une telle question, s’empêcher de demander qu’on lui traduise la phrase si bien sonnante du vieux duc. Il n’obtient pour toute réponse qu’un froncement de sourcils d’Augusta, une moue de Primerose et un regard dédaigneux d’Espéranza. Le prince des journalistes, révolté par tant d’ignorance, feint de n’avoir pas entendu. Alors, malgré l’innocence des roses qu’il a lui-même, devant chaque couvert, disposées en bouquets assortis aux états d’âme présumés des convives, l’héritier des lords Sussex en vient à penser qu’il préside un festin diabolique. Sur son visage, il épingle un sourire impeccable, destiné à couvrir la double honte de n’avoir point empêché les propos périlleux et de ne point savoir les arrêter. Ainsi, l’adolescent à perpétuité, gloire d’Oxford où il a pris ses degrés, et champion de tennis, à la fois esthète et athlète, amateur de viande rouge et de poètes lakistes, digne arrière-neveu de l’honnête homme dont le XVIIe siècle fit ses choux gras, de tournure assez bonne et de teint assez délicat pour mériter, tout comme son bibelot insulaire de patrie, d’être mis sous globe, bien qu’il n’ait jamais, et aujourd’hui pas plus que les autres jours, manqué de se conformer aux usages, soudain, parmi les fleurs où depuis des années il vit en beauté, se trouve torturé par la présence de ceux qu’il a priés. Et lui qui avait quelque chose à demander à sa marraine ! lui qui eût voulu qu’elle s’engageât à récompenser, lors de la réorganisation européenne, lord Rothermere dont les efforts en faveur du pays où Augusta vit le jour sont bien faits pour toucher un cœur archiducal où le sang si chaud des magyars se mêle avec tant de bonheur à celui plus paisible des enfants d’Albion.

Le jeune lord a même, à cet effet, prié son secrétaire de réunir les articles pro-hongrois que lord Rothermere a, depuis 1927, publiés dans le Daily Mail, car tel a été le mouvement d’enthousiasme suscité par la généreuse campagne du roi de la presse anglaise qu’il a pu annoncer à ses lecteurs qu’il avait, à l’occasion de son tout récent anniversaire, reçu 72000 lettres et cartes postales. Ce qui était déjà quelque chose. Mais surtout il ne faut pas oublier le mémorandum signé par plus d’un million de Hongrois, transmis par une délégation composée de personnalités dirigeantes de la politique hongroise, ayant à leur tête d’anciens ministres.

Partout en Hongrie, concluait le roi de la presse anglaise, on donna mon nom à des rues et à des places. On m’apprit que mes portraits ornaient toutes les maisons paysannes ; mon nom fut tracé en immenses caractères sur le versant des montagnes hongroises. Les universités du pays me décernèrent les titres honorifiques les plus importants. C’est à cet enthousiasme national qu’il faut attribuer le projet de me faire poser ma candidature au trône de Hongrie… Je fus profondément ému par l’honneur que me faisaient mes amis hongrois en me désignant pour l’un des trônes les plus anciens de l’Europe. Mais je crus qu’il ne serait pas de l’intérêt de la Hongrie de choisir un roi en dehors de sa dynastie et de sa race.

Or cette dernière phrase ne témoignait-elle pas d’un scrupule excessif chez un homme aussi modeste que supérieur ? Ne fallait-il point lui mettre, malgré lui, le sceptre en mains ? Sur d’aussi graves questions, le premier avis à connaître était sans conteste celui d’Augusta. Mais comment l’interroger, comment lui réciter la prose apprise par cœur de lord Rothermere, quand on n’est pas en pleine possession de ses moyens ?

Sweet, si sweet qu’on ne peut trouver plus sweet dans le genre sweet, ce joli amphitryon n’en voudrait pas moins chasser de ses terres, de la terre entière, les invités qui ont compliqué sa vie jusqu’au mal de tête. Malgré son envie de les sortir à coups de poing, il lui faut prendre une pose harmonieuse, songer à des gestes photogéniques, car viennent d’arriver les preneurs de vues avec leurs appareils. Alors, chacun des treize de signer une trêve avec ses appréhensions. De petits culs de poule bien sages ne demandent qu’à pondre de charmants sourires. Lady Primerose peut être tranquille. D’exquises images de ce festin historique passeront à la postérité. Mais, le petit oiseau sorti, l’on retourne à ses moutons. Or lesdits moutons suivent dans leur évolution une marche inverse de celle des vaches bibliques, c’est-à-dire qu’au lieu de passer du gras au maigre ils sont allés ou ont feint d’aller de l’angoisse à la désinvolture. Ceci d’ailleurs au propre comme au figuré, car on vient d’apporter une selle d’agneau si succulente que chacun se sent disposé à en arracher les morceaux d’entre les dents de son voisin, tout comme à lui enlever les mots de la bouche.

Jim est le plus frénétique de tous. Il mange, boit, parle en même temps et s’étrangle et tout lui ressort par le nez. Le jeune marquis of Sussex songe vraiment à quitter la table. Il a envie lui aussi de prier sa marraine de faire la guerre à l’Amérique, car il hait les Américains, ces enfants sauvages qui abîment tout sur leur chemin. D’abord, il est de moins en moins prêt à digérer cet acte gratuit qui coûte mille francs. La nouvelle de cette folie a déjà dû gagner les collines et leurs petites villes. Donc, les jeunes gens qui, contre juste rétribution, rendent service aux messieurs de goût raffiné, ne vont certes point manquer de mettre à l’ordre du jour la question des salaires voluptueux.

Ils concluront sans nul doute au relèvement des tarifs. Un lord Sussex n’aime point à imaginer le jour, sans doute prochain, où des gamins de village oseront exiger des prix de horse-guards. Mais eux ils trouveront que ça fait une moyenne puisque les plus cotés s’offrent pour rien à Krim qui, bien entendu, ne se fait point prier. Alors quelle consommation de petits bruns trapus sur la colline ensoleillée où il est plus doux de finir de vivre que dans l’air glacé des montagnes. Les vedettes des amours vénales et touristiques, même aux plus belles minutes de leur réussite, n’osaient espérer tenir entre leurs bras, serrer de toute la force des biceps de leurs jambes, comme ils disent, la créatrice des chansons qui donnèrent à leur précoce enfance soif de boissons violentes, de danses à petits pas et de coquetteries âcres-douces, aussi âcres, aussi douces qu’un mélange de sueur et de parfum bon marché à la violette, sous les aisselles, après une nuit de java et de sensualité, au mois d’août.

Krim, elle est, à elle seule, la Circé qui charme ces petits mecs et l’Homère qui les chante. À la voir si frêle, déjà presque transparente, ils prennent honte de l’épaisseur des mains dont ils la caressent. Ils lui apportent des fleurs, lui donnent des foulards cousins, par l’inquiétante pâleur, des apéritifs à l’anis. Mais pour n’avoir point à se reprocher une générosité contraire aux traditions de leur commerce charnel, ils se rattrapent sur les promeneurs attardés, à coups de montres volées, de portefeuilles escamotés et de chantages bien combinés. Le marquis of Sussex, qui connaît pourtant sa Riviera sur le bout du doigt (avec et sans jeu de mots), n’est pas, malgré sa prudence, parvenu à éviter deux ou trois histoires fâcheuses. Il accepte difficilement que la livre ait baissé et encore plus difficilement qu’il lui faille à lui, jeune Anglais ravissant, se ruiner pour compenser le débit gratuit de sperme que les petits noirauds ont coopérativement consenti à la chanteuse. Et cette moribonde a une telle faim d’hommes que si une chaise est demeurée vide entre elle et Kate, c’est sans doute qu’elle a mangé celui qui devait s’y asseoir, le quatorzième convive dont les autres vont, toute leur vie, reprocher l’absence à la marquise of Sussex. À la lumière du Chambertin s’illumine cette hypothèse qui lave du soupçon d’étourderie la vénérable exquise lady. Aussi est-ce d’une lèvre, d’une langue plus apaisées que le jeune lord se met à sucer un épi de maïs, bien long, bien cylindrique. Espéranza, qui n’a pas les yeux dans sa poche, interprète cette gourmandise. Elle se dit que Primerose a bien mal élevé son fils. Aussi demande-t-elle au psychiatre ce qu’il pense des perversions et du sort à leur réserver dans la confédération paneuropéenne.

L’homme de science les condamne parce qu’elles risquent de frustrer d’un contingent nécessaire l’armée d’Augusta. Par contre, il n’est pas sans reconnaître quelque élégance aux névroses dont les perversions sont génératrices. D’où cette question : Faut-il déraciner la névrose ?

Et lui-même, quoique le faisandé ne soit pas son fait, parce qu’un de ses oncles a jadis connu Rollinat, il déclare préférer les Névroses aux Fleurs du Mal. Marie Torchon lui coupe la parole et demande à Augusta si elle pense que le populisme sera bientôt reconnu d’utilité publique. Espéranza se désintéresse d’une conversation aussi désordonnée. Elle rêve aux névroses, contemple son fils dont les tics nerveux prouvent qu’il serait capable de parvenir aux névroses sans passer par les perversions. Le caractère exceptionnel de la psychologie filiale est réconfortant à l’orgueil maternel. Le gringalet pour se trouver promu général n’aurait à être ni lieutenant, ni capitaine, ni commandant, ni colonel. Dommage qu’il refuse d’entrer dans les ordres. Enfin, inutile de répéter toujours les mêmes regrets. Bon sang ne peut mentir. Et, à imaginer le plus funeste, c’est-à-dire que Marie Torchon arrive à se faire épouser, même ce mariage qu’Espéranza n’hésite point à traiter de sot peut avoir son bon côté et permettre, etc., etc., etc.

Il serait fastidieux de suivre dans tous leurs méandres les propos et fantaisies de treize personnages pendant un repas, au cours duquel fort longuement il fut discuté de l’écrivain Lawrence, de son héroïne lady Chatterley et des grandes dames anglaises en général si dignes, même au sein des pires dévergondages, qu’elles savent choisir, comme par hasard, dans la personne des gardes-chasse irrésistibles de très respectables anciens officiers de l’armée royale. De lady Chatterley, on passera d’ailleurs à des considérations sur la sexualité qui mèneront Augusta à confesser qu’elle estime, quant à elle, se trouver au stade anal : « Et moi j’en suis au cannibalisme », ajoute Krim.

Le cannibalisme.

L’héritier des lords Sussex l’aurait juré.

Krim la cannibale aurait dévoré le quatorzième convive. Mais s’il était d’accord ? Si, malgré l’été, il grelottait au point de vouloir se réchauffer à sa fièvre ? S’il voulait allumer son sang à ce foyer ? S’il en est revenu vêtu d’un manteau d’invisibilité, oui, invisible, mais spectateur ? Il est là le quatorzième convive, spectateur dont les intentions ne le cèdent en rien à celles du Commandeur, tel qu’il apparaît à la fin concluante du mythe de Don Juan.

Mais le Commandeur décidé à broyer entre ses mâchoires de pierre celui qu’une insatisfaction perpétuelle lançait sur la trace de toutes les passantes, le vieux qui veut tuer le jeune pour supprimer la concurrence et qui entend donner comme une vertu vengeresse, sa sénile jalousie, sa colère même rend hommage au séducteur, tel Saturne dévorant ses enfants, parce qu’il s’effraie de prévoir en eux des dieux, tels tous les pères décidés à ne jamais oublier le droit de vie et de mort que leurs prédécesseurs romains se conférèrent sur leur descendance. Pour ne point être supprimé par la chair de sa chair, l’homme ne doit point tarder à prendre ses précautions. Il peut déduire l’appétit ancestral, l’immense volonté meurtrière de ces gencives encore désarmées mais déjà pleines de dents qui, promises à une croissance monstrueuse en quelques années, feront d’un petit tas de viande molle un carnassier en tout cas redoutable, soit qu’il veuille au cours d’un repas religieux s’assimiler ce qu’il respecte dans la personne de son géniteur, soit qu’il tienne à se débarrasser d’un rival qu’il n’aura point eu tort de haïr de toute la force de son inconscient, puisque l’engendreur, si une volonté conservatrice ne l’arme contre l’engendré, n’en concevra pas moins une implacable haine de cet engendré qui, à la plus innocente minute de son âge vagissant, se précipite de toute la violence de sa faim sur des mamelles que l’adulte, dans ses caresses les plus osées, ne touche qu’avec un respect infini.

Le Commandeur est vieux. Le Spectateur n’a pas de beaucoup dépassé la trentaine. Le Commandeur se tient debout, inexorable, au bord de l’abîme qu’il a creusé aussi profond que sa haine pour y précipiter Don Juan. Le spectateur, lui, s’assied entre Krim et Kate.

Parmi toute cette grande famille paneuropéenne, oui, grande famille comme on louait d’en être une l’armée, aux jours cocardiers d’avant 1914, elles sont les seules propres, lavées de toute saleté parentale. Il n’y a jamais eu place pour une épaisseur de placenta dans cette flamme qui meurt, Krim. Kate, elle, est une enfant et le Spectateur pense qu’il suffirait de mêler ses doigts aux siens pour abolir un monde écœurant dont sa colère n’accepte de se nourrir qu’afin de le vomir.

On a beau avoir forniqué pas mal de fois avec l’un et l’autre sexes de son espèce et même avec quelques chiens, rien que d’effleurer certaine fraîcheur, on peut se retrouver l’adolescent prêt à noyer sa mémoire dans les yeux d’une promeneuse-enfant.

...Mais, sous prétexte de noyer sa mémoire, ne va-t-on pas s’embourber dans les réminiscences d’une peu brillante pré-puberté ? L’auteur de ce livre qui, non seulement a « forniqué avec l’un et l’autre sexes de son espèce et même avec quelques chiens » encore et surtout, durant trente-deux ans, vingt-quatre heures par jour, du 1er janvier à la Saint Sylvestre, a dû supporter d’être lui et le spectateur, enfermés tous deux, sous un seul nom, dans un même sac de peau, sans issue qui permît à l’un d’échapper à l’autre, même au cours des nuits, des rêves.

Un habitant de la Sologne, dans le Journal du 19 septembre 1932, après s’être déclaré décidé à ne jamais renoncer aux plaisirs de la chasse sans permis, conclut : « Même si je devenais mélomane, je demeurerais braconnier. » L’auteur a honte d’avouer : « Même amoureux, je demeure spectateur. » Et le spectateur réciproquement : « Même spectateur, je demeure amoureux. »

Et maintenant, ami lecteur, si tu lis ce livre à la saison pluvieuse, tu vas penser que l’eau du ciel a englouti le dernier lopin de terre ferme ; si c’est la saison sèche, tu vas croire que, dans le sable, s’est perdu l’ultime ruisseau. Mais, patience, et ne t’énerve point, si l’on te sert de l’informe alors que tu voudrais du lapidaire. Tu aimes la précision. Tout le monde aime la précision. Mais, à force de couper menu, on en vient au hachis, au gâchis. Après les fibres, la poudre. Un cyclone invente à chaque réveil des tourbillons de poussière blanche. Matins de frissons et de plâtre. Tout est gâché. Or gâcher le plâtre, n’est-ce point une des premières, sinon la première chose à faire pour qui veut se construire une maison, la Maison ? Mais gare à la métaphysique. Dans trois minutes, d’ici trois mots, s’il n’y est mis bon ordre, ce sera la maison en soi.

On parle beaucoup de phénoménologie ces temps-ci, mais il n’est cependant point de science morale qui ne se veuille nouménologie [4]. Et c’est pourquoi nous ne sommes pas trop en avance quant à la psychologie. Malgré les symboles dont se grise autant que de mouvement un siècle qui aime à se vanter d’être siècle de la vitesse, on en est, dans certains domaines, demeuré aux modes de locomotion des rois fainéants. Que ruminez-vous, ruminants ? Bœuf de bœuf. Vive la littérature paysanne, les romans du terroir, vivent les bœufs et la charrue qu’on a mise avant les bœufs. Mais peut-on remuer la surface d’une dure suffisance ? Jolie musique, cette promenade aratoire sur le marbre des cœurs, les os pétrifiés des crânes. Et si le soc de la charrue ne supporte plus l’impénétrable, s’il se révolte, s’il sort de lui-même ? Il va trouver enfin son sillon à creuser, approfondir le sillon déjà creusé par une cicatrice elle-même consécutive à l’arrachement des couilles d’entre les pattes de derrière des animaux émasculés, car on a donné les taureaux sans confession à toute la curetaille qui maintenant se propose de prendre le bon Dieu par les cornes.

Ah ! sagesse, sagesse des nations, séculaire, que dis-je millénaire, bien indivis des vedettes paneuropéennes, parure des petites fêtes capitonnées et des grandes réceptions capiteuses du capitalisme, ce n’est que pour vous condamner que pouvait venir s’asseoir, parmi les treize autres convives, ce quatorzième, ambassadeur de celui qui tient la plume, écrit le mot plume, le mot… mot, le… le.

Tout s’éparpille, mais au centre de l’éparpillement demeure la colère. Le spectateur entend surtout ne point prendre figure de pierre. Au commandeur d’avoir recours au symbolisme pompeux, sclérosé, minéral de cette prétendue justice majuscule, absolue dont le père impose à l’enfant la notion à coups de poings, gifles et châtiments.

Aujourd’hui, ce n’est plus au père de punir le fils, mais au fils de punir le père et de le punir, parce que lui, le père, il n’a su éviter que le fils lui apparût punissable.

C’est le mérite des époques dites de décadence que d’éclairer d’une lumière exceptionnellement violente le conflit entre ce qui est et ce qu’il faudrait qui fût. Les contraires, la glace et la flamme brûlent d’un même feu. Le monde s’embrase à coups de cristaux et d’incendies. Le monde s’embrase d’antithèses. Il semble alors que la terre fécondée par les orages qui l’ont visée durant des mois, des années, des lustres, des siècles, la terre s’ouvre soudain. Elle va fleurir de tous les chauds et féconds dangers, sous forme d’arbres de soufre, d’arbres de souffrance, d’arbres de liberté, de fontaines de sang. Les poltrons, les tiédouillards avaient tout fait pour qu’on crût sa carapace refroidie, incapable de telles éclosions. Les grandes compagnies d’obscurantisme, tous ceux qui ont quelque chose à voir avec les répugnantes religieuseries vont parler du règne de l’Antechrist. Mais de règne, de Christ et d’Antechrist, il n’est question, escargots pourris. Le monde se désinfecte de vos immondices, curés. La glaise des chemins enliseurs se soulève d’elle-même comme si, de l’intérieur, elle s’était pétrie, travaillée d’un mouvement qui va défaire les ornières, rendre à la circulation ce qui, fait pour elle, ne se donnait pas la peine de bouger.

Le siroco, l’animal aux gigantesques foulées, qui ne se laisse pas voir tous les jours, alors, au lieu de souffler une haleine dont s’effrayait la nuque mal protégée de l’homme, le grand siroco se couche sur des places publiques aussi vastes que son désert originel et, de ses lèvres en rubans d’équateur, il donne l’assurance que ne sera point empêché d’être ce qui doit être. Et il n’a pas menti, puisque, d’explosions en explosions régénératrices, va se poursuivre la terreur rouge. Les hommes alors ne s’emberlificotent plus dans des serpentins métaphysiques. Ils ont déjà rompu les entraves de l’hypocrisie. La faute n’a plus rien à voir avec le péché, rien à voir donc avec le méli-mélo de répercussions abstraites dans l’au-delà. Il s’agit simplement de supprimer certaines conditions de vie, et certains êtres, tels que les ont faits ces conditions de vie, tels aussi qu’ils ont permis à ces conditions de vie de se continuer.



Celui qui a jeté treize personnages sur une colline ne dispose plus d’eux. Il n’est pas maître des réactions à quoi le contraindront ces noyés ramenés des marais de la mémoire, des trous de cauchemars. Il n’est pas assez bien mithridatisé pour retrouver impunément dans le miroir empoisonné de son écriture les gestes, les visages d’un monde qui n’a pas cessé d’être. Ses rêves qui voulaient nier le monde l’ont ressuscité. À tous les coins des rues, à tous les coins du sommeil, au bout de trente-trois ans d’une existence qui n’est pas encore blasée du dégoût, de la haine à presque chaque pas, à presque chaque rencontre, c’est une occasion nouvelle de détester. Une occasion à ne jamais fuir. Celui à qui on n’a pas crevé les yeux, le tympan au jour de sa naissance, ne peut se refuser aux grouillements des dégueulasseries à grosses influences, noms ronflants, alliances princières ou ducales, hypocrisies libérales et démagogies diverses. Ça grouille jusque dans le silence, dans la lumière du soleil levant, lorsque le retour à l’état de veille est salué par une chaleur qu’il y a pourtant le même bonheur à écouter monter qu’il y en avait la veille au soir, à renifler, avant de s’endormir, le drap parfumé du soleil qui l’a séché.

La perpétuelle répétition des mêmes grands crimes, sinistres et imbéciles petits manèges, a taché la mémoire à jamais. Une hirondelle ne fait pas le printemps, mais un tout petit point noir pourrit le plus beau des ciels. Un souvenir empoisonne jusqu’au vertige qui vous prend, lorsque, couché sur le dos, vous scrutez l’éther de l’été le plus flamboyamment vide.

On peut rire.

Le rire n’a jamais rien effacé, rien corrigé.

Des œuvres prétendues satiriques, osées, ne sont qu’une des faces de la littérature édifiante. Un certain diablotinisme, rien que de s’affirmer expert ès mauvais sentiments, reconnaît pour bons ceux que la coutume opportuno-scribouillarde donnait comme tels. L’orgueil d’une mauvaiseté, d’ailleurs fort contestable, décide ainsi les soi-disant audacieux à être seulement, mais à être de toutes leurs sombres couleurs, les ombres portées sur le mur, toujours le même, où vient se briser tout élan.

Contre la morale courante, sa stupidité grossière et sa non moins grossière malhonnêteté, (l’une portant l’autre) ceux qui osaient pousser l’intelligence jusqu’à l’honnêteté (ou, ce qui revient au même, l’honnêteté jusqu’à l’intelligence) prenaient figure d’immoralistes [5]. Il faut leur savoir gré d’avoir fait que le scandale arrive. Mais le scandale « arrivé » ne doit pas demeurer, car demeurant il n’est plus scandale. Et puis, un scandale particulier ne vaut qu’en tant qu’il dénonce dans ce qu’elle a de plus scandaleux, la scandaleuse monotonie, la scandaleuse hypocrisie, la scandaleuse muflerie d’une société qui juge scandale tout ce qui n’est point aussi scandaleusement monotone, hypocrite, mufle qu’elle. Le scandale qui cherche à se limiter à lui-même, qui se fige dans une attitude esthétique, le scandale promu à la dignité de chose en soi, devenu objet de luxe métaphysique, le scandale pour le scandale vaut l’art pour l’art.

Et surtout quelle source de confusions nouvelles, ce scandale, si, dans la pensée consciente ou inconsciente de son auteur, il a tenu simplement lieu de dîme magique. Un scandale bien mijoté, voilà le prix (modique) dont se paie la transaction, la poire coupée en deux. L’individu qui n’est pas trop bien dans son assiette a des coquetteries pour provoquer l’opinion, avant de la satisfaire. L’avoueur a prévu, médité son aveu. Et il a bien choisi son temps, ses mots. Question de mesure. Mesure formelle qui empêche toute mesure réelle. Oui, on commence par insinuer. On n’a certes pas l’ambition de peser ce qui est impondérable, etc., etc.

La pose à une originalité tout extérieure, que signifie-t-elle, sinon la mauvaise foi profonde du poseur, conformiste plus ou moins bien déguisé en « ennemi des lois », mais de connivence avec ces lois, puisqu’il vient de déclarer impondérable ce qu’il a, lui, intérêt matériel ou moral à ne point peser.

Le brouillard sentimental, quel refuge !

Mais, revers de la médaille, l’esprit dans cette ouate tiède et aveugle où il s’est réfugié, se sclérose, se paralyse, tourne à l’entité comme le vin au vinaigre.

Individualisme, personnalité. Pour diviniser l’égoïsme, de soi-disant philosophes n’ont-ils pas poussé la complaisance jusqu’à glisser un t isolateur entre deux voyelles qui se frottaient pas trop obscènement leurs nez de sales petites fourmis avares. On avait l’égoïsme. On a l’égotisme, maintenant. On est bien avancé. Le bourgeois qui veut un coffre-fort pour abriter ses valeurs matérielles, enferme ce qu’il croit des valeurs morales, intellectuelles dans des armures, dans des tours d’ivoire.

Armures.
Le petit cérébral se condamne à pourrir, chenille victime de sa vanité, du cocon d’indifférence et de fer-blanc qui le défend des autres. S’il sortait de lui-même, il se sentirait par trop déliquescent. Il voudrait alors avaler son parapluie. Mais, de parapluie, il n’en a pas, car le vrai chic anglais et lui ça fait deux. Il est fichu comme quatre sous. Il prétend à l’esprit de finesse mais il est loin d’avoir une taille de guêpe. Et puis tous les petits chardons analytiques dont il aimerait à se nourrir sont tombés en poussière.

Tour d’ivoire.
Alfred de Vigny était un grand veinard qui, de la sienne de tour d’ivoire, pouvait expédier, par lettre sûrement recommandée, son sperme à Mme  Dorval. Tant de délires masturbatoires, dédaigneux d’autres corps, ne visent qu’à l’avachissement [6] , l’alanguissement, l’oubli d’un monde apparu intolérable, même à ses profiteurs, mais que les profiteurs ne veulent rien faire pour rendre un peu plus tolérable. Cercle vicieux dont l’individu est à la fois le contour et le centre.


Or voici que craquent les armures,
la tour d’ivoire,
le cercle vicieux
et tous les cadres.


Nul individu de bonne foi ne saurait plus tolérer que son individualisme le protège encore du monde extérieur et des problèmes que le monde extérieur pose à tous les yeux qui ne sont pas de verre, enfonce dans toutes les cervelles qui ne sont pas de plomb.

Ne point dénoncer explicitement un régime fauteur de chômage et de guerre c’est en demeurer implicitement complice. La caducité, la faillite prochaine de ce régime, de ses iniquités millénaires ne rendent pas ses intentions meilleures, au contraire. Il y a beaucoup de travail encore, pour que table rase soit faite de la bourgeoisie, de sa culture, de ses institutions, pour que le prolétariat victorieux enfin construise.

Le capitalisme ne se suicide pas, on le suicide, et pas en soufflant dessus. Ses monuments sont mieux plantés en terre que la muraille de la Jéricho des légendes. La chanson humanitaire que tant de dromomanes s’en vont chantant de par le monde, les petits cantiques du pacifisme bondieusard, voilà qui non seulement n’ébranlera point les pierres officielles, mais au contraire vise à cimenter d’opportunisme, de résignation, les moindres moellons, les plus infimes parcelles de ce qu’il s’agit d’abattre.

Le mensonge libéral, produit spécifiquement français, on sait ce qu’il vaut, ce qu’il nous vaut. On n’a pas oublié ce qu’il nous a valu. On peut prévoir ce qu’il nous vaudra. La France se pose en championne de la liberté individuelle, c’est-à-dire elle entend plus que jamais défendre la liberté de quelques individus, minorité d’exploiteurs dont le bon vouloir et les caprices ne demandent qu’à continuer de s’exercer aux dépens des exploités.

Si les profiteurs n’aiment pas toucher au bas de laine, entamer le magot, (connais-tu le pays où fleurit l’avarice ?) ils sont, par contre, prodigues de belles paroles (connais-tu le pays où fleurit l’éloquence ?). Des mots, toujours des mots, des mots qui ont perdu toute valeur. On est en pleine inflation verbale. Cette fausse monnaie à peine fabriquée, son effigie prometteuse, déjà, s’encrasse. Ses traits s’effacent. Avec ce qui en demeure, on ne saurait reconstituer un visage. En parler bourgeois, rien n’a plus de sens, ne veut plus rien dire, ou plutôt n’a de sens, ne veut dire que par grimaçante, odieuse antiphrase.

Parce que la guerre sévit à l’état endémique aux colonies, dès que le colonisateur se livre en tel point, tel jour, un peu plus férocement qu’ailleurs, que d’habitude, à son activité massacreuse, il est parlé de pacification.

Ainsi, est-il reconnu par l’impérialisme lui-même, que sa paix ne s’oppose point à sa guerre. Guerre et paix impérialistes se confondent. Front unique contre leur bloc. Front unique pour transformer la guerre impérialiste en guerre civile.

Grâce à la S.D.N., il n’y a déjà même plus, de par le monde, le moindre lopin de Suisse qui puisse, à coup de symboles sournoisement chrétiens (la croix blanche d’un drapeau, la croix rouge de l'œuvre du même nom), essayer de feindre cette impartialité évangélique, biblique sous le couvert de laquelle les espions des pays belligérants au cours de la guerre mondiale, se livraient à leurs petits travaux, rassemblant des documents (faux de préférence) pour faire condamner à mort ceux de leurs compatriotes qui n’applaudissaient point à l’hécatombe.

Grâce à la S.D.N., voici Genève devenue officiellement préfecture de police du monde bourgeois et le prince des journalistes a pu intituler : Avis aux défaitistes du capitalisme, l’article où il remerciait, en son nom et en celui de la civilisation, le colonel suisse qui ordonna de tirer sur la foule, lors du meeting pour le compte rendu des travaux et résolutions du Congrès d’Amsterdam contre la guerre. Mais insinuer que le matraquage à la sortie de Bullier c’était de la gnognotte par rapport à la fusillade de Plainpalais, voilà qui ne visait certes point à flatter le préfet de police parisien. D’ailleurs, après les félicitations au chef helvète, venaient, à peine voilés, des reproches à l’épurateur pourtant consacré de la Ville-Lumière, comme s’il ne s’était pas montré à la hauteur de sa tâche, de sa réputation. « Quand une étoile commence à pâlir, concluait le maître de l’opinion, un soleil ne tarde jamais à l’éclipser totalement. »

Femme de tête, de poitrine et de fesses, la préfète flaira, fine mouche, la menace sous la métaphore. Elle entra dans une belle colère ou plutôt la colère entra dans sa belle personne, la remua tant et si bien que la Junon du quai des Orfèvres, comme l’appelait un poète de ses admirateurs, se métamorphosa du coup en bacchante. Bientôt même, au lieu de l’olympienne créature dont le décolleté, les soirs de générale, retenait la lorgnette de tout ce qui reste d’amateurs de vrais appâts, ce ne fut plus qu’un (mais ce fut tout un) tremblement de terre, de chair dont une des secousses sismiques projeta loin du corsage où elle était amarrée une broche de très grand prix, un bijou de petit sergent de ville tricolore à visage de rubis, képi et tunique de saphir et bâton de diamant. Ce fut miracle qu’il ne s’écorniflât point en tombant, ce pauvre chéri habitué non au mol oreiller du doute, mais au canapé fermement rembourré des certitudes, car les coupoles d’un soutien-gorge (modèle renforcé) savent donner confiance aux mamelles préfectorales. Donc, malgré les insinuations du prince des journalistes, la mieux corsetée des grandes dames de la Troisième République n’allait pas se laisser aller à croire que quelque chose lui pendait au bout des tétons, quelque chose qui n’eût rien eu à voir – au contraire – avec l’ambassade de ses rêves.

Dans le grand nombre des ennemis du préfet de police, jamais il ne s’était encore trouvé personne d’assez mauvaise foi pour oser l’accuser de mollesse dans la répression. Le prince des journalistes poussait-il donc la fourberie jusqu’à feindre d’avoir oublié le chômeur pourtant bel et bien tué par les hommes du préfet sur un chantier de construction, six mois auparavant ? On sait faire des exemples dans le département de la Seine aussi bien que dans le canton de Genève.

La préfète n’a rien d’une mauviette. Elle est plus forte même que sa colère. Elle a déjà ramassé son petit flic tricolore. Elle le remet en place, sonne sa femme de chambre : « Vite, vite mon chapeau, vous savez bien, mon petit turban, couleur cœur de préfet de police [7], ma fourrure, mais dépêchez-vous donc, ma fille, il y va de l’avenir de la République. » Un amour de petit bibi se pose sur des ondulations Marcel, un renard argenté s’enroule autour d’un corps capiteux. La déesse des paradis policiers court plutôt qu’elle ne va, vole plutôt qu’elle ne court consulter les dossiers. Elle n’est pas longue à trouver ce qu’elle cherche. Parfait, parfait. Maintenant, libre à elle de peser de tout son poids (qui n’est pas plume) dans la balance de la justice. Pour rétablir l’équilibre, le prince des journalistes n’aura d’autre ressource qu’un contrepoids de cinq cent mille francs. Pas un sou de moins. Et gare à lui s’il tarde à donner un beau petit demi million pour les œuvres de charité policière. Ainsi la préfète aura fait d’une pierre non deux, mais au moins trois coups :

– puni l’injustice ;

– travaillé au bien-être de ses chers protégés ;

– et mérité, pour avoir trouvé une telle somme, d’être, de chevalière, promue officière de la légion d’honneur.

Ah ! si ce n’était pas la crise, avec quelques jolis agents provocateurs et des petites agentes bien roulées, du diable si l’on ne prendrait pas chaque mois une bonne dizaine de milliardaires américains en flagrant délit d’attentat à la pudeur. Ils pourraient garder leur liberté, mais moyennant finance. Et quelle finance ! Du coup, les chers fliflics à leur mémère ne porteraient plus que des pyjamas en lamé or, balanceraient leurs orchites dans des suspensoirs de dentelle et se laveraient les pieds au patchouli. Quant à leur protectrice, elle se mettrait autour du cou une de ces petites cravates de commandeuse !

Enfin, par ces temps de misère, on n’a pas à se plaindre, si l’on tient un prince des journalistes. Et on le tient bien. Dans son dossier, il y a de quoi faire chanter toute une ville de six millions de ténors.

À la préfecture, on avait fermé les yeux. On les rouvre. Un bon petit chèque, on les referme et d’autant plus hermétiquement que le rançonné, beau joueur, accompagne sa rançon d’un cadeau qui touche au cœur la belle rançonneuse.

Il s’agit d’une ceinture en saphirs, diamants et rubis (imitation, malheureusement). Mais la monture en est très soignée et avec le tour de taille de celle à qui elle est offerte, elle vaut son prix. Les pierres sont arrangées de telle sorte qu’on puisse lire : Liberté, égalité, fraternité. Le prince des journalistes qui a eu cette idée a pris un brevet. Il a pensé que personne ne pouvait faire à son invention une réclame plus et mieux vivante que la préfète. Il n’allait pas manquer le coche par susceptibilité. Il était d’ailleurs fort piquant de penser que, grâce à sa belle ennemie, il rentrerait dans ses fonds, récupérerait la somme qu’elle avait exigée. La moralité de l’histoire serait vraiment digne d’une fable du bon La Fontaine.

Et, de fait, il suffit d’un raout à la préfecture de police où l’hôtesse apparut avec sa ceinture Liberté, égalité, fraternité, pour que la mode en fût lancée. Chacune de ces dames voulut avoir la sienne et aussi bien Espéranza que Primerose, qu’Augusta, que Marie Torchon et que Synovie. Tout un hiver, tout un printemps, pas une touloupe, pas une guenipe qui ne se parât de la fière inscription. Plus tard, la chose devint un peu commune et à l’époque du déjeuner de lady Sussex, les vraies élégantes y avaient déjà renoncé.

Pour se consoler, le prince des journalistes n’a qu’à se rappeler que, par toute la France, les murs des casernes, des églises, des tribunaux, des prisons, supérieurs en persévérance aux girons des femmes mêmes les plus intelligemment conservatrices, n’ont cessé de répéter : Liberté, égalité, fraternité.

Cette triple promesse que nulle grosse légume de la troisième république n’a jamais songé à tenir, les professionnels de l’obscurantisme, de la répression, de la guerre la font repeindre au fur et à mesure que les intempéries l’effacent. Esprit bien français, amateur du paradoxe et de l’ironie le prince des journalistes en est ravi. Il s’en frotte les mains. Dame, il n’est pas de ceux qui se les lave. Il n’est pas un Ponce Pilate pour se demander si le sang à verser est celui d’un juste. Non. Il sait prendre ses responsabilités. Et joyeusement. Ce qui, bien entendu, ne l’empêche pas de marcher avec son temps et de savoir qu’on prend plus de mouches avec du miel qu’avec du vinaigre. Vive donc la religion qui adoucit de son baume les esprits et les cœurs, verse les saintes huiles sur les plaies des corps, les plaies nécessaires, car c’est de sang que les grands empires arrosent pour les féconder leurs terres barbares, leurs terres incultes, leurs terres à civiliser, à fertiliser.

Or la république française est aussi et surtout un grand empire colonial. Un maître de l’opinion qui pense bien se doit de rappeler au préfet de police qu’un gardien de la paix, c’est-à-dire de l’autorité et, à plus forte raison, le chef de tous les gardiens de la paix, ne saurait pas plus hésiter à tuer qu’un évêque à bénir. Chacun son travail. Sans doute pendant la guerre, les prêtres-soldats ont-ils pu cumuler les besognes. La croix d’une main, le fusil de l’autre, ils n’avaient pas une minute à perdre. Quel surmenage pour les représentants de Dieu sur la terre ! Mais, la foi qui soulève les montagnes, dispense de toute courbature les bras consacrés. Aussi, quand il s’est agi du salut du monde, le prince des journalistes, en épigraphe à son Appel aux ecclésiastiques de France, a cité les saintes écritures : Sans effusion de sang, il ne se fait point de rémission des péchés (Hébreux IX-22).

Il était sûr d’un effet qui ne se fit pas attendre, lui qui, élevé dans le catholicisme, en avait toujours pratiqué le culte et les ministres. Il leur en a une belle reconnaissance. Le meilleur de ses souvenirs amoureux, à coup sûr le plus attendrissant et certes pas le moins piquant, il le doit à un rêve de petit curé qui portait bas de soie et dessous de femme. C’était au temps de Grille d’Égout, du french cancan, de la Dame de chez Maxim’s, des gommeuses et des froufrouteuses. Alors la lingerie des amoureuses, au lieu de se résumer dans des combinaisons garçonnières, se multipliait en chemises à entre-deux de Valenciennes, pantalons à volants et jupons à gros et petits plis, le tout bien repassé, bien empesé. Le jeune abbé avait un sens du cache-corset et du cotillon qui ne courait pas les rues, même en ces temps bénis. À la modestie de son maintien, à l’austérité de sa jupe, le plus fin psychologue n’eût pu soupçonner le feu d’artifice de broderie anglaise, de tulle point d’esprit et d’impondérable organdi dont s’éclairait la nuit secrète de la soutane.

Fils du général de Belle-Lurette et de madame née de Troumoussu, on l’avait baptisé Cucufa, comme tous les aînés de la famille depuis des siècles, en souvenir d’un aïeul, un preux qui s’était particulièrement distingué pendant les croisades. Les Belle-Lurette et les Troumoussu n’en étaient plus à compter les quartiers d’une noblesse qui remontait pour les premiers à Pépin le Bref et pour les seconds à Pépin d’Héristal. Le jeune Cucufa comptait d’assez belles et nombreuses alliances, était assez bien tourné pour s’en remettre totalement à la grâce de Dieu. Aux avantages sociaux et physiques, il en joignait d’intellectuels, de moraux, et non des moindres. Docteur en théologie avant sa majorité, jamais il ne risqua de s’égarer dans le labyrinthe des hérésies, dans le dédale des schismes. Il était de ces claires intelligences françaises qui s’y retrouvent au plus épais des contradictions évangéliques et du maquis de la procédure civile. Il était de la grande lignée des juristes et des pères de l’Église. Il dominait le spirituel et le temporel. Yeux baissés, mains jointes, mais le jupon affriolant, il allait dans la vie, modelant toujours sa conduite sur le grand principe de sa sainte mère l’Église : Il est de pieux mensonges. Les pieux mensonges ne furent pas longs à faire d’un petit prêtre un grand évêque In partibus, cela va de soi. Et comme, en fait de parties, Mgr de Belle-Lurette de Troumoussu préférait à toutes les autres celles des nègres, il se mit à parcourir l’Afrique dans tous les sens. Après avoir papillonné, butiné par tout le continent noir, le noble prélat s’était fixé à Dakar, lui, sa crosse, sa mitre, ses jupes violettes et ses dessous toujours raffinés, mais singulièrement réduits à cause de la chaleur, de la mode. Il n’avait, d’ailleurs, interrompu son odyssée équatoriale que pour demeurer sous le charme d’une Calypso mâle, ancien boxeur, tenancier d’une maison close.

Sa sœur de la rue Blondel ne trouvant plus d’engagement dans la métropole, Espéranza l’avait, sur les conseils du prince des journalistes, expédiée à Dakar, promettant à Mgr de Belle-Lurette la bénédiction du pape, s’il parvenait à la caser.

Puisqu'un chien, d’après le dicton coutumier, peut bien regarder un évêque, pourquoi la sœur d’Espéranza se refuserait-elle le droit de tomber amoureuse de Mgr de Belle-Lurette ? Ce dernier, s’il permet que son épiscopale personne séduise ses ouailles, c’est toujours pour le bon motif, c’est-à-dire le salut desdites ouailles. Le saint homme se refuse aux avances de la pécheresse, mais après un bon petit coup de zigouigoui avec le boxeur-tenancier, il se sent la chair assez sereine pour parler du mariage des âmes en Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La duchesse de Monte Putina recevra bientôt dans son palais romain une épître de Mgr de Belle-Lurette qui ne sera point sans rappeler, par le ton, celle que saint Paul écrivit aux Corinthiens. Elle lira que voici la brebis égarée ramenée au bercail et décidée de consacrer à Dieu la virginité que la religion lui a refaite d’un seul coup d’un seul, après tant d’années de putasserie. Espéranza se réjouit d’avoir pour sœur une nouvelle Marie-Madeleine. Le tout est de savoir l’utiliser. Les tâches ne manquent pas. Il n’y a que l’embarras du choix. En tout cas, les élus de Dieu doivent courir au secours du capital menacé. Il s’agit de défendre le spirituel et le temporel. Pas un catholique n’oserait contredire sur ce point la duchesse de Monte Putina qui, pas plus tard qu’hier, a eu justement le plaisir de lire un article de M. Delcourt-Haillot, patron catholique, président de la Confédération française des Professions, qui se prononce pour la semaine de quarante heures [8] afin de sauver le temporel par le spirituel.

Comme le peuple, écrit M. Delcourt-Haillot, a la funeste habitude de rendre l’Église responsable de toutes les erreurs de la bourgeoisie, nous demandons en grâce aux catholiques de rompre avec ces idées désuètes et surtout de ne pas se solidariser avec les profiteurs du régime actuel qui craignent le relèvement intellectuel et moral du prolétariat, s’imaginant, tout à fait à tort, que le perfectionnement spirituel des travailleurs amènerait le communisme.

Il a fallu des dizaines de siècles pour que l’humanité acquière la puissance productive suffisante pour permettre de réduire la durée du travail quotidien et généraliser la culture de l’esprit et du cœur.

Les récents progrès de la technique et de l’organisation industrielle arrivent au moment où le Pape Pie XI demande aux ouvriers et aux patrons de se faire les apôtres des ouvriers et des patrons ; ils apparaissent comme l’instrument de délivrance et de progrès dans une société trop absorbée jusqu’ici par les soucis matériels. La diminution des heures de travail peut seule donner aux ouvriers les loisirs abondants, nécessaires pour développer leur instruction religieuse, entrer dans les œuvres d’action catholique et se former pour devenir suivant la demande du Souverain Pontife, les apôtres des ateliers…

Quand on est la femme d’un Monte Putina, propriétaire, en Piémont, d’usines pour la fabrication de la soie artificielle qui ne battent que d’une aile, on aime certes mieux entendre parler des apôtres des ateliers que des chômeurs. Et vive le relèvement intellectuel et moral, surtout s’il dispense d’un relèvement des salaires ! Charité bien ordonnée commence par soi-même. Espéranza ne va pas contredire au plan providentiel qui veut (divine simplicité !) que les patrons soient des patrons et les ouvriers des ouvriers. Pas moyen de ne pas être d’accord avec M. Delcourt-Haillot et le Souverain Pontife. Pour le premier, comme il porte un de ces noms doubles qui sont ceux de la noblesse de la Troisième République, de cette aristocratie française de l’argent qui sans valoir celle plus antique des Monte Putina a tout de même son prix, ce M. Delcourt-Haillot, quand on sera de retour à Paris, il faudra le présenter à Augusta.

Ne conclut-il pas, en effet, ce grand bourgeois, ce grand patron, ce grand chrétien, qu’on trouvera le moyen de faire des apôtres des ateliers si les grands pays industriels veulent bien s’entendre.

L’admirable concision de style ! M. Delcourt-Haillot est non seulement un homme de tête et de cœur. Il est aussi un écrivain-né. Bonne humaniste, Espéranza [9] compare M. Delcourt-Haillot à Tacite qui n’usait que de dix mots, là où n’importe quel autre en eût besoin de vingt, trente, quarante ou cinquante. Une forme lapidaire donne encore plus de vigueur à la plus vigoureuse pensée. Ici, nul n’oserait contester que par entente des grands pays industriels, il faille entendre les plus grands industriels des grands pays industriels. Et nous y voilà bien. Il s’agit d’opposer à l’Internationale Communiste une internationale des magnats de la grande, de la grosse industrie, de l’industrie lourde. On se commanderait en latin des canons, des obus, des mitrailleuses. Le papier à lettre des Krupp et des Schneider s’ornerait de croix, de formules, telles que : Dominus vobiscum et Pax cum spiritu tuo. Qu’importe la guerre qui fait une bouillie des corps si la paix demeure avec les esprits. M. Nobel, le philanthrope, le fondateur de prix pour la paix, ne fit-il pas fortune en vendant de la dynamite ?

Une duchesse de Monte Putina, une Augusta, un prince des journalistes, un Monseigneur de Belle-Lurette et tous ceux qui pensent encore droit et juste par ces temps de défaitistes du capitalisme savent que, plutôt que d’avoir contre soi des grévistes, – que les sommations de la police et les coups de feu ne parviennent point à disperser, – mieux vaut essayer de métamorphoser les ouvriers en apôtres des ateliers. Si la chose n’est pas trop aisée, ceux qui s’y emploieront n’en auront qu’un plus grand mérite. Quelle noble tâche pour un riche que d’enseigner aux pauvres l’amour de leur pauvreté et le respect de la richesse d’autrui ! Voilà un idéal vraiment évangélique. Il n’a cessé durant vingt siècles d’être celui de l’Église, catholique, apostolique et romaine et c’est pourquoi la non moins catholique apostolique et romaine duchesse de Monte Putina va faire une petite visite au Saint-Père.

Elle est toujours bien reçue au Vatican, mais cette fois encore mieux que jamais. Galamment, on la félicite de s’appeler Espéranza du nom de celle des trois vertus théologales qu’il faut encore préférer aux deux autres, la foi et la charité, dans ce siècle où trop de visions quasi apocalyptiques inclinent au pessimisme ceux qui ne mettent pas toute leur confiance dans la miséricorde divine. Cette miséricorde Espéranza n’en a jamais douté. Aussi le Saint-Père préfère-t-il cette riche qui accepte avec une allègre résignation sa richesse, à tous les pauvres qui, de par le monde, s’exaspèrent d’être pauvres, et, puisque la sœur de la pieuse duchesse de Monte Putina veut prendre le voile que ce soit donc, sous le signe de la joie et de l’action des grâces, comme fondatrice et supérieure de l’ordre des petites sœurs des riches.

Rome écrit à Dakar.

Mgr de Belle-Lurette répond au nom de sa convertie qu’elle accepte.

Alors à grands coups de bulles et d’encycliques se prépare ce qui doit être, et sera et demeurera le grand événement de la chrétienté dans les temps modernes. Pour que la cérémonie ait un lustre officiel, le ministre des colonies envoie des troupes qui feront la haie autour de la cathédrale. Mgr de Belle-Lurette se commande une robe à traîne en crepellozinolinazinettachina, des souliers à talons Louis XV de la même étoffe, une combinaison de voile triple et une mitre en lamé or que la première de chez Reboux venue exprès de Paris lui taillera, coudra, sertira de gros cabochons sur la tête, selon les principes de la plus célèbre maison de modes du monde entier. L’héroïne de la fête, celle qui, après un bon demi-siècle de bordel, va consacrer au père tout-puissant la virginité que le Saint-Esprit lui a miraculeusement refaite parce que Mgr de Belle-Lurette ne voulait pas de ses charmes, la fiancée de Dieu portera la robe blanche, la couronne de fleurs d’orangers et le voile des épousées.

L’Église a expédié tout un choix de ses ministres réguliers et séculiers afin de donner une portée internationale à l’événement dont le gouvernement, d’autre part, entend qu’il serve à la propagande coloniale. Aussi le ministère des Affaires étrangères n’a-t-il pas lésiné sur les fonds secrets qui doivent servir à la figuration. Le malheur est qu’il n’y a pas un, pas une indigène qui ne veuille se draper, tel Mgr de Belle-Lurette, dans du crepellozinolinazinettachina violet. La livrée religieuse qu’on leur offre, ils trouvent qu’elle manque de couleur et de verroterie. Il faudra verser des rasades et des rasades de tord-boyaux à tout un peuple avant de décider trois cents de ses mâles à enfiler soutane et trois cents de ses femmes à coiffer la cornette et à vêtir la robe des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Et encore, au beau milieu de la messe, les trois cents négresses qui ne portent pas de linge, exaspérées par la bure qui leur gratte le cul, relèveront-elles, comme un seul homme, leur cotillon jusqu’au nombril. Il faut dire que personne dans l’assistance ne profitera du spectacle. Il fait si chaud, et, du jeune lord Sussex arrivé la veille au soir pour représenter le prince de Galles, au cardinal japonais agent de l’Intelligence Service, il n’y a pas un des assistants qui ne soit saoul. Ça ronfle, ça rote, ça pète, ça sue, ça prie, et surtout ça pleure d’émotion quand la vieille mariée toute zigzaguante disparaît derrière un paravent pour dépouiller son satin blanc et réapparaîtra en révérende mère Sainte-Épargne, fondatrice de l’ordre des petites sœurs des riches. Et c’est un Te Deum à réveiller un sourd après sa mort ; puis on sort de la cathédrale, on se promène, en grande procession, à travers la ville. Les troupes présentent les armes au Saint-Sacrement, à Mgr de Belle-Lurette, à Sainte-Épargne. Les appareils de prises de vues suivent le cortège. Sainte-Épargne s’arrête et fait un discours bien senti. Elle dit les mots qu’il faut, du ton qu’il faut pour remercier son évêque et son Dieu. Dans tous les cinémas de France on pourra voir, entendre aux actualités parlantes la sœur doublement sœur, puisque sœur en humanité et sœur en Dieu, de la duchesse de Monte Putina, cette vedette de la politique internationale (sic). Oui, c’est la gloire pour Sainte-Épargne. On peut, non seulement l’admirer sur les écrans parmi les trois cents nègres déguisés en prêtres et les trois cents négresses qu’on aura eu grand-peine, entre parenthèses, à décider de baisser leurs jupes, mais encore tous les illustrés donneront d’elle des portraits, des interviews et tant et tant qu’en crèvera de jalousie la plus glorieuse des femmes-curés, la directrice de Saint-Lazare, la fliquesse la mieux honorée de toutes les fliquesses de la Troisième République et, ma foi, plutôt plus que moins décorée de la légion d’honneur que la préfète de police, elle-même.

On ne saurait mettre la première venue à la tête d’un bagne de femmes.

Il sera donc proposé à Sainte-Épargne de remplacer celle que sa gloire a tuée. Tant d’honneur la confond, mais de Belle-Lurette la presse d’accepter et elle se rend aux raisons de son convertisseur. Oui, c’est vrai, une prison n’a rien à voir avec un pigeonnier et une colombe ne pourrait y faire respecter la loi. La meilleure soupe se cuit dans les vieux pots. Les plus sinistres voyous font d’excellents indicateurs. Vieux, le diable devient ermite. Belle-Lurette bénit Sainte-Épargne et lui promet la canonisation en échange des services qu’elle ne manquera certes pas de rendre comme représentante des pouvoirs spirituels et temporels. L’Église n’a jamais hésité à s’en aller pêcher ses saintes au plus épais de la lie putassière, à condition, bien entendu que les putains qui veulent atteindre au plus haut, au plus éthéré de la sainteté y mettent du leur. Mystique conséquent et ventriloque à ses heures, Mgr de Belle-Lurette n’a même pas à ouvrir la bouche pour que loué soit le Seigneur. Plus profonde que le fond du cœur, sa reconnaissance exige un chant qui parte du nombril. Grâces sont rendues par les tripes épiscopales.

Les bonnes âmes vraiment chrétiennes ne demandent qu’à organiser, systématiser la déchéance de certains êtres. Puis, elles leur signifient qu’ils ne valent plus rien et, finalement, les remettent entre les mains des prêtres qui les rachèteront au prix avantageux de quelques mots bredouillés en latin. Deviennent ainsi agents, défenseurs et collaborateurs d’un certain ordre social ceux qui en furent d’abord les victimes. Et que l’expérience de la vieille victime aide le bourreau à en faire de nouvelles, c’est la grâce que Mgr de Belle-Lurette souhaite à la Révérende mère Sainte-Épargne, supérieure de l’ordre des petites sœurs des riches et directrice de Saint-Lazare.

Laissons voguer Sainte-Épargne vers la terre de France et Mgr de Belle-Lurette reposer dans les bras de son boxeur. Leurs épisodiques personnes ont fait de leur mieux. À nous de conclure. Et pour n’être pas trop nouvelle notre conclusion n’en demeure pas moins toujours et encore d’actualité. Capitalisme et religion sa complice se nourrissent, vivent des maux qui sont nés d’eux. Aussi, afin que ne cessent pas trop vite les ricochets d’une si touchante réciprocité, leurs lois ont-elles pour but, non de parer à ces maux, mais de les provoquer. Codes et dogmes ont commencé par ratifier, sanctifier la spoliation du plus grand nombre au profit d’une minorité favorisée. Comme l’ombre tient à l’objet, les crimes particuliers de leurs innombrables petites flammes noires prolongeront, mais ne feront que prolonger le crime initial, général, l’iniquité massive, le monstrueux corps du délit qui encombre encore cinq sixièmes du globe.

Cette immense mosaïque de pourriture, de niaiseries, de rages est cimentée de boue sanglante. Ici c’est une république bourgeoise. On nous la fait à la démocratie, au libéralisme, à la séparation des pouvoirs, mais ces messieurs de l’exécutif, du législatif et du judiciaire sont d’accord, de connivence sur un point et un point bien acquis, un point qui leur profite toujours. Gouverner c’est réprimer. Et il n’est pas un pays qui ne prétende à gouverner le monde. Chaque Français moyen en 1914 s’est pris pour l’impératrice Ugénie. C’était sa guerre. La dernière guerre, la dernière avant la prochaine. Le nationaliste est toujours un monsieur bien pensant, et le monsieur bien pensant un nationaliste. « Homicide point ne seras… » lui a jadis appris son cathéchisme quand il avait six ans. Il ne tolère pas qu’on se moque, qu’on doute de la religion, mais il veut – et comment ! – qu’on défende, qu’on tue pour défendre son coffre-fort. « Il faut de tout pour faire un monde », dit-il sentencieusement, et, pourvu que ce ne soit pas sur sa petite personne, il se plaît à penser que le surineur se fait la main, la nuit, au coin des rues, en temps de paix. Un jour ou l’autre on aura besoin de nettoyeurs de tranchées. Soyons donc prévoyants.

Les curés ont divinisé la peur et la haine de l’amour. Dame ! il faut sauvegarder la famille pour l’accroissement et la transmission des richesses.

Le fils doit continuer l'œuvre du père, c’est-à-dire accumuler sur ce qui a déjà été accumulé. Donc, quand sonne l’heure de procréer, il s’agit de trouver un vagin bien renté et vierge, cela va de soi, car tous ceux qui ont le sens de la propriété savent que posséder c’est être le premier occupant. Et voilà pourquoi un pucelage vaut son pesant d’or, de platine, vaut un solitaire, une alliance à l’annulaire et le sacrement de mariage. Mais l’intérêt ne réussit point à faire un monogame du mâle normalement constitué. Qu’à cela ne tienne. Patience, patience. Minute, minute. Dans l’ombre moisie des cathédrales, les bordels se mettent à pousser. Des vrais champignons, ma parole. Sont-ils vénéneux ? Pas pour tout le monde, en tout cas. Il y en a qui en vivent, et confortablement, sans préjugé, ni manie, mais avec assez de reconnaissance pour savoir que rien ne les fait pousser comme une pluie d’eau bénite. Toute une littérature consacrée aux maisons closes nous apprend que leurs tenanciers sont de bons chrétiens qui font baptiser, communier leurs enfants et n’oublient pas de recevoir l’extrême-onction avant de rendre leurs belles âmes au Dieu des proxénètes. Les pays de la piété (voyez plutôt l’Espagne) ont toujours été et n’ont pas cessé d’être ceux de la prostitution. Une grande vague de bondieuserie déferle-t-elle sur le vieux monde pourri, sa ville Lumière construit des bordels en même temps que des églises ?

Le prostituant qui a lu Tolstoï et Dostoïevski fait le sentimental. Il a des idées de résurrection en se reboutonnant la braguette. Cette prostituée, quand elle sera devenue avec l’âge incomestible, il faudra qu’elle prie pour lui. Alors, lui, le monsieur bien nourri, il méprisera un peu moins celle que l’iniquité sociale contraignit à servir de dépotoir aux éjaculations de sa nauséabonde sous-bedaine. Et notre homme de chantonner en nouant sa cravate, car il rêve de femmes-flics, de femmes-curés. C’est charmant. La patrie reconnaissante ne vient-elle pas de décorer une de ses filles qui mit son cul au service du deuxième bureau ? Et elle avait la tête épique, si elle avait le cul décisif, cette belle personne. Elle tirait les vers du nez de l’officier allemand qui lui avait acheté un institut de beauté, des perles. Pour la peine, on vient de lui donner la Légion d’Honneur. Eh oui ! les espionnes sont la gloire d’une d’une civilisation qui s’attendrit sur les préfets de police et leurs femelles. Toutes les ordures nationales sont étalées. Ce n’est plus qu’un immense champ d’épandage dont la puanteur évoque ces banlieues où se déversent les égouts des capitales. Et qu’importe l’asphyxie, la typhoïde ? On a décidé de se suffire à soi-même et le vaniteux se réjouit de penser que, sous forme de chou-fleur, il retrouve son propre étron dans son assiette. Coprophagie par routine, par avarice, par narcissisme sordide, il n’en faut pas davantage à certains, à beaucoup pour se croire des surhommes.

Les chômeurs crèvent de faim, de froid, tandis qu’on brûle et qu’on noie les richesses accumulées à leurs dépens. Cela est vrai, incontestable, aussi bien au propre qu’au figuré. Non moins vrai moralement qu’intellectuellement ou physiquement parlant. La minorité des exploiteurs continue d’affamer la masse pour mieux l’empoisonner. Les grands gargotiers laissent mijoter en vase clos le bouillon de culture. La troisième république se vante d’avoir organisé l’instruction obligatoire. L’instruction obligatoirement primaire. Et les laïcs avec leur libéralisme, leur humanitarisme, ces bourgeois qui épinglent des sourires évangéliques sur leurs mâchoires de requin n’ont pas fini de suinter le christianisme. Ils ne se contentent pas de leurs profits concrets. Il leur faut aussi une satisfaction de l’âme. Alors, sur tout ce dont ils ont frustré la masse, ils prélèvent une aumône dérisoire qui ne risque pas plus de les ruiner que de donner une chance de s’en sortir à ceux à qui ils la jettent. Et ils accompagnent leurs insultantes charités d’un flux de paroles doucereuses. Mais la faim ne se trompe point avec quelques rogatons, la colère n’accepte pas de se laisser noyer sous des niaiseries. Le prolétariat prend chaque jour une plus claire conscience de classe. Sur un sixième du globe on a mis en état de ne plus nuire ces bourgeois, ces curés qui voulaient faire de tout pauvre un crétin ou un cafard. Ce bourgeois, ce curé, ils ne pouvaient imaginer « leur » terre, « leur » ciel sans les demeurés, sans les mouchards dont ils avaient, eux, un tel besoin.

« Heureux les pauvres d’esprit »… « il y a plus de joie pour un pécheur qui se repent »… Or se repentir, se convertir, rentrer dans le droit chemin, c’est d’abord et toujours trahir les compagnons de misère, de déchéance, c’est les vendre avec soi à ceux dont le règne a fait cette misère, cette déchéance, c’est se livrer, les livrer aux flics qui se valent tous, les réels et l’imaginaire, flics en chair et en os spécialisés dans le passage à tabac ou grand flic en peau de brouillard, Dieu, dont le nom n’est jamais invoqué (toujours le même goût des miracles) que pour faire tourner en eau de boudin la colère du peuple aux poings de pierre, aux yeux de flamme. Il ne s’agit plus d’inventer un autre monde pour excuser celui-ci. Il faut refaire par la révolution ce vieux monde capitaliste qui demande aux réformes de l’aider à durer. Que soient cousues les bouches qui osent encore parler d’une revanche dans l’au-delà, qui osent promettre la mort en guise de revanche sur la vie. Camarade, le temps seul limite la misère de ta vie, mais la misère toutes les misères limitent le temps de ta vie. Des hommes noirs sont payés par les riches pour parler d’éternité, de ce qui ne finit pas, et toi et les tiens, dans la paix comme dans la guerre, vous êtes prématurément achevés par l’impitoyable désordre capitaliste.

Voici les treize fusillés de Genève (octobre 1932).

Début 1933 : Un gazomètre explose dans la ville ouvrière de Neukirchen. Les gros magnats de la Sarre ne se ruinent pas en précautions. Il y a une internationale de l’avarice et de la négligence en pays capitalistes. ça saute chez Renault : 9 morts. La chaudière était vieille, entartrée, et les murs qui l’isolaient construits en petites briques d’agglomérés légers. Dans les mers du Sud, les marins malais et les Hollandais, dont la milliardaire crapaudine Wilhelmine réduit la solde de 17 %, se mutinent. L' Aldebaran, bateau français qui fait (joli métier) la police du Pacifique, se joint à la flotte néerlandaise. La chasse est donnée à ces indigènes d’assez mauvais esprit pour ne pas remercier la colonisatrice quand on leur supprime un cinquième de leurs moyens de ne pas crever de faim. Un avion laisse tomber une bombe de cinquante kilos : vingt-deux morts. Si les mutins ne s’étaient pas rendus, on leur en envoyait une autre de deux cents kilos [10].

Et pendant ce temps-là, un patron catholique pousse la patronaillerie et la catholicardise jusqu’à proposer, le bon apôtre, de diminuer d’une heure la journée de travail de ses ouvriers pour leur laisser le temps d’aller écouter les curés. Mais le colonel suisse, les gros usiniers de la Sarre, M. Renault, la reine Wilhelmine, bien que de confessions diverses, sont tous de bons chrétiens. Ils sont d’accord sur la nécessité de l’instruction et des pratiques religieuses, car il faut enseigner la résignation à ceux qu’ils sont décidés à réduire en chair à saucisses pour la conservation de leurs richesses, de leurs prérogatives. Ce globe, dont les cinq sixièmes leur appartiennent encore à eux, à leurs semblables, ils voudraient le couvrir tout entier de Dieu, cette housse, ce grand linge sale dont ils se servaient pour envelopper leurs richesses. À l’Est, on a déchiré Dieu. Dieu est en loques. Ils veulent le raccommoder, sinon il n’en restera bientôt plus que de la charpie, pas même de quoi faire un bandeau pour une de ses paires d’yeux qui commencent à y voir de mieux en mieux, de plus en plus clairement, impitoyablement.

Les touloupes et les guenipes, le prince des journalistes sont d’accord avec de Belle-Lurette. « Il est de pieux mensonges. » Ils ne veulent pas qu’on leur abîme leurs pieux mensonges, et le prince des journalistes a son domicile parisien square Thiers, rien que par vénération pour ce grand et généreux esprit qui, dans le sein de la commission sur l’instruction primaire de 1849, proclamait : « Je veux rendre toute-puissante l’influence du clergé parce que je compte sur lui pour propager cette bonne philosophie qui apprend à l’homme qu’il est ici-bas pour souffrir. »

En 1933, les successeurs de M. Thiers n’ont pas encore renoncé à propager la bonne philosophie de 1849.

Vis-à-vis du square qui porte le nom de ce rat enragé, au n° 154 de l’avenue Victor-Hugo, une affiche collée sur la maison du Sacré-Cœur fait l’article pour l’obscurantisme bondieusard, sa morale d’asservissement, sa mystique de torture.

« L’élite laborieuse confie ses enfants aux écoles paroissiales », est-il insinué.

Toujours, main de fer dans gant de velours, la même flatterie, la même caresse pour mieux étrangler.

D’ailleurs, que l’enseignement soit paroissial ou communal, religieux ou laïque, privé ou public, primaire, secondaire, supérieur, ceux que la bourgeoisie y délèguent, à de très rares exceptions près, ne se donnent la peine de sortir des limites de leurs spécialités que pour contraindre la jeunesse au masochisme intellectuel. Les superstitions gréco-latines d’une part, chrétiennes de l’autre, collaborent à la nuit étouffante. Jeu de mots, jeu d’idées, on passe de l’humanisme à l’humanitarisme, jeu très catholique, jeu d’une classe qui excelle à tricher et entend gagner, en se tournant les pouces, aux dépens de ceux que, non seulement elle condamne au travail, à la souffrance, mais qu’elle veut persuader de l’excellence morale du travail, de la souffrance.

Les chantres de ces maux, de la résignation à ces maux, ce sont bien les seuls poètes qu’une république ploutocrate ne chasse pas de son sein officiel. Lamartine, par exemple, demeure inscrit aux programmes. Des bolées de sa nauséabonde niaiserie, des tonnelées de son pieux purin, voilà ce que, de nos jours, on offre à l’enfance, à l’adolescence pour empoisonner leur soif de savoir.

Et parce qu’il ne vaut pas mieux qu’elle, l’homme n’est pas moins à l’honneur que l'œuvre. À pas même cent mètres du square Thiers, ouvert, étalé, épanoui sur la même voie, il a son square lui aussi, Lamartine, le saboteur de 1848, le grand dadais à cervelle de coton hydrophile. Il s’y prélasse dans le bronze de la statue que lui a méritée l’ignoble phrase sur le drapeau rouge. De même, un bas-relief perpétue, en son lieu, l’aimable minois de l’exécuteur des hautes œuvres réactionnaires de 1871, de l’amateur de bonne philosophie qui, lorsque les Versaillais rentrèrent dans Paris, annonça qu’il allait faire une saignée violente et la fit en vérité si violente que les journées de mai vidèrent Belleville. Et le quartier riche s’est réjoui, n’a pas cessé de se réjouir après plus de soixante ans. Le gentilhomme et le bourgeois voisinent dans la gloire pour avoir su si bien conjuguer leurs deux férocités : férocité par tradition, férocité par arrivisme. Le XXe siècle n’a pas dénoncé le traité d’alliance qui fut signé au XIXe contre le prolétariat. Sous la chevelure laquée à la gomina argentina, sous les vestons aux épaules rembourrées des profiteurs, ça ne s’émeut pas, pas plus que sous la redingote cléricale, sous le toupet qui couronnait le mieux pensant des fronts et ne perdit pas un cheveu de son impitoyable assurance, tandis que la répression taillait à même la chair vive de la colline révolutionnaire.

Une avenue élégante née à l’étoile, avec pour berceau le tombeau du Soldat Inconnu sous l’Arc de Triomphe, s’achève, par un hommage à l’assassin de 60000 communards. Et certes, il n’y a pas à y aller par quatre chemins pour rappeler, spécifier que si l’existence d’une minorité riche sous-entend la misère de la masse, cette minorité, lorsqu’il s’agira de conserver ses privilèges, n’hésitera point à massacrer cette masse.

Et pendant ce temps-là, encore et toujours, les murs des églises, des tribunaux, des casernes, des prisons continuent de répéter : Liberté, égalité, fraternité. Trois mots, deux douzaines de lettres, ce n’est pas beaucoup, c’est de moins en moins pour camoufler et consolider les remparts que le désordre capitaliste s’obstine à vouloir imposer au mouvement de l’histoire, à son plus irrésistible élan, la révolution prolétarienne. Trois mots, deux douzaines de lettres une promesse à prendre par antiphrase, sur des pierres officielles, un mensonge non moins officiel : l’exploiteur ne se contente pas d’exploiter, il nargue son exploité. Ici la muflerie éclate à pleines façades, là-bas l’ironie s’agrippe de toutes ses griffes aux flancs de la misère, aux flancs des masures, aux flancs de la misère des masures, aux flancs des masures de la misère.

La provocation court les rues, les rues de Paris.

Paris.

Paris, capitale capitaliste, Paris, capitale du capitalisme, parce que les hôtels meublés, les bordels clignent d’un œil en forme d’enseigne ou de gros numéro ; parce que les panneaux-réclame gueulent à grands coups d’électricité les mérites de leurs ersatz ; parce que les rampes des music-halls accrochent des bouquets de frissons aux minuscules atolls dont le strass grelotte sur les vagues des seins, la houle des sexes, à la fin des revues à grand spectacle, quand le déluge des herses a inondé les plages de peau, métamorphosé leur sable en océan de tiédeur rose hélas asservi à l’apothéose de quelque vieille putain du 2e Bureau ; parce que, du crépuscule à l’aube, des réflecteurs sont braqués sur le quadrupède minéral qui n’a pas même eu à se donner la peine d’avoir une tête pour dévorer les cadavres dont la profusion lui vaut de s’appeler encore et toujours Arc de Triomphe ; parce que les vieux refroidis, pour réchauffer leur férocité, viennent pieusement caresser l’étron de ce minotaure, la sale petite flamme du souvenir qu’il chie parmi les fleurs, Paris, jusque dans leurs rencontres, tes monuments avouent. Sur une place, Notre-Dame et la Préfecture de police, figuration femelle d’un putassier tableau vivant, catins amoureuses du gothique, de la prêtraille, flicaille et autres conservatrices racailles, échangent saluts et sourires de dames au salon et l’expression bordel de Dieu n’est pas une simple métaphore à l’usage des colères poétiques mais désigne fort justement cet endroit de l’univers tel que nous l’a légué le religieusâtre fils soumis XIXe siècle qui, partout, ne sut voir que cathédrales de forêts, forêts de cathédrales, temples où de vivants piliers, etc.

Paris, le vieux monde capitaliste t’appelle sa Ville-Lumière alors, qu’importe si le soleil ne descend jamais au fond de ces puisards où les taudis tombent en ruines. Les quartiers riches ont lancé leurs feux d’artifice. Gare aux éclaboussures quand, après une petite visite au dieu des propriétaires, la gerbe d’étoiles de vitriol retombe à terre. Des pans de mur hurlent écorchés vifs, des eczémas de salpêtre s’incendient, les moisissures sanglotent à petit feu, tandis que, plus et mieux que jamais doré sur tranches, s’épanouit le cancer somptueux qui ronge, mine, corrode le grand corps efflanqué, déchiquette ses muscles en dentelles de lèpre. Le vrai sang de la cité n’a pas la place de circuler, les grandes artères sont comprimées à en claquer. Tout l’air respirable est drainé par l’excroissance monstrueuse, meurtrière dont chaque cellule se croit la reine des Papaoutas.

Et voilà bien de quoi réjouir le prince des journalistes qui aime les reines et la Papaoute, qui est heureux comme un roi s’il se fait empapaouter comme une reine.

Mais puisque reine des Papaoutas il y a, troquons les Papaoutas contre les moutons, revenons à nos moutons, aux moutons de la reine, remontons jusqu’à Marie-Antoinette qui jouait à la bergère, sans peut-être avoir jamais pris conscience du défi qu’était à la noire misère des temps chacun de ses petits agneaux bichonnés, parfumés, fleuris de rubans roses. Une reine qui joue à la bergère met sûrement un espoir aussi entier qu’inconscient dans le pouvoir magique du simulacre, comme s’il devait lui suffire de singer la vie et les travaux du peuple pour imposer silence à la colère de ce peuple, son peuple que les scandales de sa cour étaient en train d’amener à penser que le seul moyen, sinon de supprimer, du moins d’atténuer la misère, le malheur, c’était de supprimer, d’atténuer de la tête celle qui était la première profiteuse du royaume.

Au snobisme de la bergerie chez la reine d’avant 1789 correspond, aujourd’hui, le snobisme de la purée chez la bourgeoisie d’avant le communisme.

C’est la crise. La minorité riche pose à la pauvreté. Non qu’elle ait honte de cette richesse qui sous-entend la pauvreté réelle de la masse, mais d’abord pour faire des économies, ensuite pour essayer de tromper ceux dont elle s’est fait des ennemis et enfin parce que des vieilles habitudes d’hypocrisie religieuse décident l’homme à simuler ce qu’il entend, pour de vrai, imposer aux autres.

Que certains se prennent à leur propre jeu, au jeu des simulations et des simulacres, c’est une autre histoire, c’est l’histoire de la philosophie, de la culture bourgeoises qui, de moyen, métamorphosent le travail en but et entendent contraindre aux plus répugnantes pratiques du masochisme intellectuel l’homme qui pense.

L’avenue élégante, la richarde qui se pavane de l’Arc de Triomphe au square Thiers, pour, chemin faisant, glorifier Lamartine et les mérites des écoles paroissiales, cette vraie reine des Papaoutas, puisque l’autre reine jouait à la bergère, pourquoi, elle, ne jouerait-elle pas à la marchande ? Elle veut jouer à la marchande, na, et elle y joue. Pas pour vendre des bouts de mégots, des rogatons, de la bibine, bien sûr. Des boutiques se pavoisent de crustacés. Derrière des glaces, les orchidées poussent toutes seules, sur la mousse, plus drues que pissenlits dans les champs. Des fruits aristocratiques dorment dans du coton. Les chéris, pourvus qu’ils ne se fassent pas de mal en rêvant. Il y a une mode qui change, chaque mois, pour les boîtes de chocolat de la marquise de Sévigné. Et voici encore des pâtisseries et des pâtisseries où Augusta, Espéranza et Synovie, quand elles sont parisiennes, jamais ne manquent de venir se goinfrer entre deux dévotions à Saint-Honoré-d’Eylau, la paroisse la plus riche de Paris qu’encense respectueusement le fumet des plus fines mangeailles. À la sortie du sanctuaire, ces belles âmes croient vraiment avoir retrouvé le paradis sur la terre, car il semble que l’humanité n’ait plus qu’à se nourrir de caviar, de langoustes, de volailles truffées, de bombes glacées, de poires à vingt francs la pièce. Voici pour Augusta la mélomane les derniers disques, tout Wagner joué sur l’accordéon. Espéranza a toujours une claire conscience de ses mérites, dont elle se félicite en l’occurrence de faire marcher le commerce, Espéranza, dis-je, se décerne un brevet de philanthropie, parce qu’elle a choisi le plus somptueux des pyjamas dont un magasin de grand luxe lui avait offert une troublante variété. Des éditions rares de Synovie, des grands papiers de Marie Torchon mettent un trémolo sentimental et un arpège décisif dans cette symphonie d’un goût somptueux, tandis qu’un troupeau de malles hautes comme des maisons attend, chez le maroquinier d’en face, la prochaine tournée paneuropéenne de l’une ou l’autre de ces dames.

De bas en haut de chaque immeuble serpente, plutôt qu’il ne monte, un escalier lascivement monumental, des centaines et des centaines de fois plus long, plus corpulent, donc plus vorace que le boa qui exige un bœuf entier pour son petit déjeuner. À lui tout seul, un escalier de quartier riche, ça en bouffe donc des mètres et des mètres cubes, de quoi loger honnêtement au moins dix de ces familles d’ouvriers (père, mère et deux enfants) contraints par l’état actuel d’iniquité, pour se refaire de leurs heures de travail à la chaîne, à dormir quatre dans une chambre où il n’y a pas même à respirer pour une paire de poumons.

Un prince des journalistes, une des dames touloupo-guen-pesques, jamais ne risque de réveiller le gigantesque reptile sacré que nul ne frôle si ce n’est la concierge condamnée à se casser les reins pour l’astiquer, le faire beau.

Quel pied libre de ses pas serait assez pied pour se donner la peine de fouler le molleton bleu qui habille ces écailles, ces marches de marbre ? MM. les locataires (banquiers, grands industriels, grosses légumes de l’armée, de la marine, de la presse et des diverses administrations publiques ou privées de la troisième république, leurs rombières d’épouses et MM. les dadais et Mlles les pimbêches qui ne demandent qu’à leur servir d’héritiers, aussi promptement que possible), MM. Mmes et Mlles les locataires ont plus d’une corde d’ascenseur à leur arc. Mamours, va ! Quant aux domestiques, aux livreurs, avec leurs paquets inélégants, ils n’ont qu’à grimper par l’escalier de service, roide et sombre à souhait, celui-là. Une avenue grande dame ne va tout de même pas s’attendrir sur le sort de ceux qui triment, de ceux à qui elle a enseigné la sainteté du fait de trimer pour qu’elle puisse, elle, sourire aux anges, de toutes ses fenêtres. Et comme ils sont gais et charmants, ces rideaux qui rappellent les dessous des danseuses cancan, les tabliers des soubrettes d’opéra-comique et les jupons de Mgr de Belle-Lurette. Mais quoi ! certaines persiennes se ferment comme des lèvres se pincent. Pour un petit hôtel épanoui au milieu d’un jardin où chaque grain de sable semble avoir été passé au tripoli, que de calicots tendus sur des longueurs entières de façades qui essaient, mais en vain, de racoler. Aux portes cochères que d’écriteaux annoncent « Appartements à louer ».

Ces pavillons, ces étages vides, ce que la vanité consomme de terrain dans chaque demeure, la place que prend à se carrer l’église Saint-Honoré-d’Eylau, on voit de quels espaces le prolétariat peut être dépouillé rien que sur le parcours d’une seule voie.

La capitale capitaliste ne se contente pas de voler un abri au sans-logis. À tous les pauvres elle chipe air, lumière, chaleur.

Le chômeur avec son allocation dérisoire n’a pas de quoi acheter du charbon, mais de grands buildings à moitié ou aux trois quarts vacants sont chauffés nuit et jour, de bas en haut, de long en large. Et l’on apporte encore du marbre pour de nouveaux blocs. Et afin que ne cesse de se propager la bonne philosophie chère à M. Thiers, on construit de nouvelles églises. Dieu a beau ne point payer de loyer, les riches savent que c’est de l’argent bien placé que celui qu’ils donnent pour son logement. Aussi, dans un article des plus sensationnels, le prince des journalistes a-t-il proposé à la république française de faire sur son char ce que la reine de Hollande a fait sur ses bateaux. Oui, faire des économies en diminuant les salaires et consacrer, telle la grenouille des marais du Nord, une part des bénéfices aux temples nouveaux qu’il s’agit d’édifier dans la métropole, aux missions à envoyer dans les mers du Sud.

Être maître de l’opinion, c’est aussi et d’abord être maître chez soi. Les collaborateurs du prince des journalistes n’ont qu’à serrer leur ceinture d’un cran. Du bureau directorial aux latrines, des écriteaux paraphrasent le très célèbre proverbe pour leur rappeler que les petites privations font les grandes réussites.

Sur le produit des petites privations, une belle petite somme sera prélevée, offrande au cardinal-archevêque de Paris.

Le saint homme, il se désole devant le micro. Oui, il mendie par radio, sous prétexte que 2000000 de Parisiens n’ont pas d’églises à eux. Et l’on va construire, on construit soixante somptueuses porcheries à Dieu, soixante étables à curés.

Encore un miracle.

Les pierres se transforment en pain, écrira le prince des journalistes qui félicite d’autant meilleur cœur le prélat que les ouvriers occupés sur les chantiers ecclésiastiques au moins ne bâtissent pas ces maisons à loyer bon marché dont il a peur qu’elles ne finissent par s’élever, faisant ainsi une insoutenable concurrence à ces vieilles bicoques héritées de son père l’épileptique et de sa mère la bossue. Ce ne sont pas des palais, mais ça rapporte, ça rapporte gros. C’est le principal. Un monsieur qui a pour lui tout seul un appartement de douze pièces dans un très beau quartier ne va pas se mettre martel en tête parce que les cambuses dont il est propriétaire près de la place d’Italie et celle qu’il habite près du Bois de Boulogne ne semblent pas destinées à la même espèce de créatures.

Une longue rue pauvre.

Deux cent soixante-cinq turnes répètent la même façade galeuse, la même cour, le même escalier si noir, aux marches si usées qu’on risque de s’y casser vingt fois le cou d’un palier à l’autre. Digne décor du drame de la misère, de son épilogue la maladie, la mort. Voilà bien, ma foi, l’occasion d’une petite plaisanterie. Une plaque d’émail la répète : rue du Château-des-Rentiers. Nous sommes rue du Château-des-Rentiers. De château de rentier, l’on n’en trouvera point l’ombre avant la semaine des quatre jeudis et c’est même ce qui semble si charmant à l’homme d’esprit qu’est le prince des journalistes. L’ironie, qualité bien française. On ne pouvait tout de même pas appeler rue du Taudis-des-Chômeurs cette sentine de la désolation. Il faut savoir sourire. Par exemple, il est assez badin que sur un grand pan de mur de gigantesques lettres encrassées par la fumée des usines voisines annoncent qu’en face est une œuvre antituberculeuse. Voilà de quoi divertir un peu ceux qui crachent leurs poumons au fond des galetas de la rue du Château-des-Rentiers. En fait d'œuvre-antituberculeuse, on peut toujours aller y voir. La pluie traverse le toit, ruisselle à l’intérieur. Ni eau, ni gaz, ni électricité. Des punaises en compensation. Les cabinets sont dans la cour, les mêmes pour tout le monde. Cabinets à la turque. Ça ne donne pas envie d’aller à Constantinople. L’été, la fosse répand une puanteur que l’hiver atténue un peu. Mais alors, il faut crever de froid.

Broncho-pneunomie ou fièvre typhoïde selon la saison.

Ce qui se louait trois cents francs avant la guerre en vaut maintenant quatorze cents.

Le simple particulier n’est d’ailleurs pas le plus rapace des propriétaires. L’assistance publique possède de vastes terrains rue du Château-des-Rentiers. Au lieu de bâtir, elle s’est contentée de diviser le tout en lopins que traverse un chemin sans voirie. Chacun de ses locataires s’est construit sa petite maison. Or, pour les quelques mètres carrés dont elle demandait, en 1914, quatre-vingt-quinze francs par an, l’administration nationale de bienfaisance et d’entraide capitalistes exige aujourd’hui six cents francs.

Et, toujours cette charmante ironie ! Dans les parages immédiats de ce hameau qui jouit des mêmes privilèges que les plus sinistres lotissements, voici l’asile de nuit Nicolas Flamel où l’on daigne recueillir pour quelques heures ceux que le régime a jetés à la rue. Dès l’aube on les en chasse, on les envoie au diable. Libre à eux d’aller où ils veulent se faire tremper les os, rôtir la carcasse.

S’il y a des écriteaux à toutes les portes de l’avenue riche, dans la rue pauvre pas un trou de rat qui soit vacant.

Dans l’avenue riche, l’appartement de 7000 francs, le petit hôtel particulier de 10000 francs d’avant-guerre sont offerts respectivement à 20000 et 40000 francs. Donc, le logement n’a augmenté que de trois à quatre fois pour le bourgeois, tandis que le prolétaire doit payer un loyer cinq, six et sept fois plus cher à ce bourgeois qui le condamne à vivre dans des taudis. Et ce propriétaire qui ne se ruinera certes point en réparations entend qu’on respecte l’amas de vieilles ferrailles, de plâtras, de torchis et de planches pourries, sa propriété. Défense aux enfants de jouer dans la cour. Mais à l’intérieur le mobilier pourtant réduit à sa plus simple expression encombre la ou les deux minuscules pièces. Dehors, les maigres étalages ont vite fait de manger le trottoir, de ne pas même en laisser assez pour une marelle. De lourds camions ébranlent la chaussée.

Défense aux enfants de jouer dans la cour.

Défense aux enfants de jouer.

Rue du Château-des-Rentiers, en janvier dernier, une petite fille de quatorze ans se suicidait. Drame de la misère, expliquèrent les journaux. De la fenêtre par où elle se jeta, la vue n’était certes pas de celles qui suffisent à vous faire passer l’envie de se fracasser le crâne contre les pavés. Un boyau de misère faisait hernie, s’étranglait entre des murs. Impasse de l’Avenir, s’appelait ce cul-de-sac. Dame, il n’a rien à voir avec les Champs-Élysées l’avenir que l’exploiteur assigne aux enfants de ses exploités.

Capitale capitaliste, les rues du Taudis-des-Chômeurs succèdent aux rues du Taudis-des-Chômeurs, ombres concrètes, pantelantes, écartelées d’une abstraction impitoyable, la bonne philosophie. Mais les hommes n’en peuvent plus, les hommes n’en veulent plus. Les hommes serrent les poings. Les hommes savent que la sentine de la désolation ne s’ouvrira point au jour par une simple petite brèche. Il faut l’éventrer, et pour l’éventrer il faut d’abord démanteler, raser les forteresses civiles et religieuses du régime, oui toutes les forteresses, les religieuses qui sont de connivence avec les civiles et les civiles qui le leur rendent bien puisqu’il n’est rien d’officiel dont l’hypocrisie laïque, dans cette France de 1933, ne sue, ne pue le christianisme.

Après avoir taillé, rogné, sapé, il faudra creuser et creuser encore si l’on veut extirper jusqu’à la dernière menace du chiendent chrétien, purger sous-sol, sol, atmosphère, stratosphère du lierre qui se dit céleste afin de mieux exercer sa crapulerie bien terrestre, afin de ramper, ratiociner, se tortiller au ras des jours et soudain se redresser, siffler ses menaces, empoisonner l’avenir de toutes ses branches d’arbre de Dieu, donc d’arbre de l’ignorance, d’arbre du mal, puisque, de l’avis même des faiseurs de Dieu, l’homme n’a été chassé du paradis terrestre que pour avoir touché à l’arbre de la connaissance du bien et du mal donc arbre du savoir, donc arbre du bien.

La parole est donnée au blasphémateur, la parole est donnée à Sade qui, le 2 juillet 1789, se saisit d’un tuyau en guise de porte-voix et cria par sa fenêtre qu’on égorgeait les prisonniers à la Bastille et qu’il fallait venir le délivrer ; la parole est donnée à Sade dont les appels furent une des causes qui poussèrent le peuple, douze jours plus tard, à prendre la Bastille. Vingt-sept années de prison, sous divers régimes, n’imposèrent pas silence à sa voix. Que l’entendent encore aujourd’hui les vrais hommes, les vrais révolutionnaires qui travaillent, luttent, vivent, meurent contre l’inique vieux monde pour un nouveau.

« Ô vous, dit-il à ceux de son temps, à ceux de la révolution de son temps, ô vous qui avez la faux à la main, portez le dernier coup à l’arbre de la superstition ; ne vous contentez pas d’élaguer les branches : déracinez tout à fait une plante dont les effets sont si contagieux ; soyez parfaitement convaincus que votre système de liberté et d’égalité contrarie trop ouvertement les ministres des autels du Christ pour qu’il en soit jamais un seul, ou qui l’adopte de bonne foi, ou qui ne cherche pas à l’ébranler, s’il parvient à reprendre quelque empire sur les consciences. Quel sera le prêtre qui, comparant l’état où l’on vient de le réduire avec celui dont il jouissait autrefois, ne fera pas tout ce qui dépendra de lui pour recouvrer et la confiance et l’autorité qu’on lui a fait perdre ? Et que d’êtres faibles et pusillanimes redeviendront bientôt les esclaves de cet ambitieux tonsuré ! Pourquoi n’imagine-t-on pas que les inconvénients qui ont existé peuvent encore renaître ? Dans l’enfance de l’église chrétienne, les prêtres n’étaient-ils pas ce qu’ils sont aujourd’hui ? Vous voyez où ils étaient parvenus ! Qui pourtant les avait conduits là ? N’était-ce pas les moyens que leur fournissait la religion ? Or si vous ne la défendez pas absolument, cette religion, ceux qui la prêchent ayant toujours les mêmes moyens, arriveront bientôt au même but. Anéantissez donc à jamais tout ce qui peut détruire un jour votre ouvrage. Songez que le fruit de nos travaux n’étant réservé qu’à nos neveux, il est de votre devoir, de votre probité, de ne leur laisser aucun de ces germes dangereux qui pourraient les replonger dans le chaos dont nous avons tant de peine à sortir. Déjà nos préjugés se dissipent, déjà le peuple abjure les absurdités catholiques ; il a déjà supprimé les temples, il a culbuté les idoles ; les prétendus fidèles désertent le banquet apostolique, laissent les dieux de farine aux souris. Ne vous arrêtez point ; l’Europe entière, une main déjà sur le bandeau qui fascine ses yeux, attend de vous l’effort qui doit l’arracher de son front. Hâtez-vous : ne laissez pas à ROME LA SAINTE, s’agitant en tout sens pour réprimer votre énergie, le temps de se conserver peut-être encore quelques prosélytes. Frappez sans ménagement sa tête altière et frémissante, et qu’avant deux mois l’arbre de la liberté, ombrageant les débris de la chaire de saint Pierre, couvre du poids de ses rameaux victorieux toutes ces méprisables idoles du christianisme… » Ainsi parlait Sade en 1795.

Vers 1909, quand les révolutionnaires russes vaincus en 1905 erraient à la recherche de Dieu ou travaillaient à l’édification de la divinité, Lénine écrivait [11]  : « La recherche de Dieu ne se distingue pas plus de la création de Dieu ou de la production de Dieu et d’autres choses pareilles, qu’un diable jaune ne se distingue à un diable bleu.

Prendre parti contre la recherche de Dieu, non pour se prononcer contre tous diables et dieux, mais pour préférer le diable bleu au jaune – c’est cent fois pis que de n’en pas parler du tout. Ceci vaut également pour toutes les sortes de Dieux : pour les plus propres, les plus immatériels, et non moins pour les cherchés que pour les « créés »… C’est justement avec cette idée d’un Dieu propre, immatériel, encore à créer que l’on abêtit le peuple et les travailleurs… Toute idée de tout Dieu, le seul fait d’être en coquetterie avec une idée de cette sorte constitue une inexprimable infamie, l’infection la plus dangereuse et la plus abjecte. Les péchés, les infamies, les violences, les infections physiques sont plus facilement reconnus par les masses et par conséquent ne sont pas de loin aussi dangereuses que cette idée de Dieu, délicate, immatérielle, parfaitement parée de costumes idéologiques. Un curé catholique qui fait violence à des filles (je viens justement de lire par hasard dans un journal allemand une histoire de cette sorte) est moins dangereux qu’un prêtre sans chasuble… un de ces curés immatériels qui prêchent la création d’un nouveau Dieu. Car il est facile de démasquer le premier, de le condamner et de s’en débarrasser ; mais le second ne se laisse pas aussi facilement mettre dehors et il est mille fois plus difficile à démasquer. Nul bourgeois « fragile et versatile. » ne sera prêt à le condamner… La création de Dieu, n’est-ce pas la pire manière de cracher sur soi-même ? Celui qui s’occupe de la construction d’un Dieu ou qui tolère seulement une telle construction crache sur lui-même de la pire façon… Toute création de Dieu n’est que la complaisante contemplation de soi-même de la bourgeoisie stupide, du philistin fragile, du petit-bourgeois rêveur, crachant sur lui-même, « désespéré et las ».

Non certes, par complaisance pour le paradoxe que peut risquer d’y voir un esprit non dialectique, il faut encore citer Sade. Par une intuition vraiment géniale, dépassant les vues du matérialisme mécanique dont s’étaient contentés les plus audacieux, les plus libres de ses aînés immédiats, dont se contentaient encore ses contemporains, il en arrive aux vues du matérialisme dialectique.

« À mesure que l’on s’est éclairé, écrit Sade, on a senti que, le mouvement étant inhérent à la matière, et que tout ce qui existait devant être en mouvement par essence, le moteur était inutile ; on a senti que ce dieu chimérique, prudemment inventé par les premiers législateurs, n’était entre leurs mains qu’un moyen de plus pour nous enchaîner et que, se réservant le droit de faire parler seul ce fantôme, ils savaient bien ne lui faire dire que ce qui viendrait à l’appui des lois ridicules par lesquelles ils prétendaient nous asservir. Lycurge, Numa, Jésus-Christ, Mahomet, tous ces grands fripons, tous ces despotes de nos idées surent associer les divinités qu’ils fabriquaient à leur ambition démesurée… Tenons donc aujourd’hui dans le même mépris et le dieu vain que des imposteurs ont prêché et toutes les subtilités religieuses qui découlent de sa ridicule adoption ; ce n’est plus avec ce hochet qu’on peut amuser des hommes libres. Que l’extinction totale des cultes entre donc dans les principes que nous propageons dans l’Europe entière. Ne nous contentons pas de briser les sceptres ; pulvérisons à jamais les idoles ; il n’y a jamais eu qu’un pas de la superstition au royalisme. »

Depuis cent quarante ans, l’histoire s’est chargée, et comment ! d’illustrer cette vérité.

En 1795, la réaction ne pouvait s’imaginer sous un autre aspect que le royalisme.

En 1933, la réaction est multiforme, mais ses formes multiples s’accompagnent uniformément de superstition.

Par républiques conservatrices et royautés plus ou moins parlementaires, curés, pasteurs et Cie caressent d’un vol sinistre une terre que leur alliance officielle ou tacite avec ces Messieurs du gouvernement et de l’armée promet à de nouveaux carnages.

Les missionnaires mâles ou femelles (toujours quel que soit leur sexe ou leur nuance confessionnelle, agents des impérialismes européens) c’est comme les rats. Sur les grands paquebots qui font la navette entre métropoles et colonies, on ne manque jamais d’en trouver de ces pieux rongeurs qui s’en vont grignoter les beaux continents massifs, mordre, dans l’espoir de leur mettre leur rage dans le sang, les grands coureurs d’Afrique, les sages de l’Asie et les plongeurs des îles océaniennes. Les trains bleus charrient des cargaisons de nonces. Les jupes cardinalesques balaient les planchers gouvernementaux. Visites de digestion. L'Église a beau avoir un bel appétit, elle est repue. Les grands fricoteurs capitalistes ont toujours un petit morceau pour elles. Ne les aide-t-elle pas d’ailleurs à faire bouillir la marmite. « Passe-moi l’assiette au beurre, je te passerai l’huilier à saintes huiles. » C’est l’union sacrée, l’union sacrée contre le prolétariat. Le sabre et le goupillon, le trône et l’autel. Les complicités séculaires se font plus étroites. Mussolini décide le roi d’Italie et le pape à passer sur leurs histoires de murs mitoyens.

En France, à Paris, où le style bourgeois continue à s’inspirer à la fois des vespasiennes (modèle classique) et des trouvailles dont se sont montrées prodigues les entreprises funèbres dans l’art d’empanacher les corbillards, de carapaçonner, d’écussonner les chevaux qui les traînent et de draper les façades des maisons mortuaires et des églises, en France, à Paris, on attend impatiemment que quelque vieille marionnette gouvernementale se trouve réduite à l’état de manger les pissotières par la racine, pour déployer toutes les forces militaires et religieuses du régime. Toujours l’union sacrée. Ça rappelle le bon temps, quand les nonnes suivaient aux armées les généraux de la troisième république pour leur chatouiller la prostate et s’envoyer de bons petits coups de goutte militaire, en guise d’apéritif. Alors Clemenceau décorait la sœur Julie. Aussi ont-ils pleuré et prié tout leur saoul ces Messieurs du clergé, à la mort du père La Victoire. Sans doute avait-il refusé les secours de la religion. Mais la religion lui pardonnait, parce que le cher vieux Tigre après avoir satisfait la férocité de sa boulimie sénile par le dépeçage de l’Europe, avait, d’accord avec les charognards de l’état-major, poignardé dans le dos la révolution allemande et la révolution hongroise. Et certes, comment les corbeaux et les corbelles pourraient-ils continuer à croasser, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, si la bourgeoisie victorieuse ne venait en aide à la bourgeoisie vaincue, lorsque le peuple assez criminel pour ne point accepter avec résignation chrétienne la défaite et ses maux, entend se débarrasser de ceux qui font ces maux et les divinisent.

La bonne philosophie veut que Bismarck collabore avec Thiers contre les Communards et que Clemenceau et Foch rendent aux généraux du Kaiser en fuite canons et mitrailleuses pour réduire les Spartakistes.

Une fois la saignée faite et bien vidées les veines du prolétariat, les professionnels de la tuerie que toute classe privilégiée produit automatiquement pour la défense de ses privilèges n’entendent point cesser de tenir le haut du pavé. Boulangisme, chauvinisme, antisémitisme, colonialisme, etc., sous des incarnations multiples, de 1871 à 1914, l’impérialisme français ne visa qu’à répandre entretenir la psychose de revanche. Il fallait une figuration monstre pour l’hécatombe à grand spectacle qui se préparait. Il importait que ne fût en rien troublée l’ordonnance de l’holocauste au désordre capitaliste. Aussi, toujours avec la même rage mystique, les vieillards continuaient-ils à parler du rachat de l’homme par ses souffrances. Et ils n’en parlèrent que plus et que mieux, quand, vers leur ciel éclairé des seules étoiles de la mort, avec la fracassante musique de l’artillerie et l’encens des gaz asphyxiants, monta l’informe et dérisoire supplication de ces chœurs qui pieusement chantaient de l’un et l’autre côté du front « Mon Dieu, mon Dieu, sauvez la France » et « Gott mit uns » pour finir par mêler leurs voix dans un même De profundis.

Et maintenant à quand la belle ? demande chacune des rives du Rhin à son aimable vis-à-vis.

Beau joueur, le gouvernement français n’a-t-il pas, en effet, très galamment rendu au bourgeois de Berlin le service que le bourgeois de Paris avait reçu de l’état-major prussien. C’était de bonne guerre et de bonne philosophie. C’est pour l’avenir de la bonne guerre et de la bonne philosophie que deux nations ennemies de la veille et du lendemain se devaient de couvrir de leur complicité une répression qui compte, cette fois-ci, au nombre de ses victimes Karl Liebknecht et Rosa Luxembourg, assassinés dans le dos en plein Berlin et jetés à la Sprée tout comme l’autre fois, 47 ans auparavant, Flourens, désarmé, eut le crâne fendu de haut en bas par un gendarme, et Eugène Varlin, mouchardé par un curé, fut si maltraité qu’on le fusilla évanoui. Puis parce que les vieux renards de la politique extérieure, tout comme ceux de l’intérieure, n’ignorent point qu’il est parfois opportun d’essayer de tromper son monde à coup de ruses réformistes, ce fut le burlesque intermède paneuropéen.

Or voilà que ne prennent plus les simagrées de toutes les vieilles coquettes plus ou moins officielles qui s’acharnent encore à vouloir maquiller la nauséabonde caducité d’un monde. C’est un fait sur lequel on s’accorde, le capitalisme a du plomb dans l’aile, mais, pour son chant du cygne, il vaut corser sa ragougnasse d’hymnes nationaux et de cantiques, le chéri. Oui, avant de mourir, il entend ne pas se priver de meurtres, cet amour de petit moribond qui ne cessa de se conformer dans ses gestes et pensées à l’idéal dont le père Ubu, Ubu Roi, formulait ainsi le principe : « Tuer tout le monde et prendre toute la phynance. » La religion, cette mère Ubu, parce qu’elle sait bien qu’une fois veuve, elle tombera de ce fait, en poussière, se réduira à rien, à néant, la Religion entend bien être de la dernière fête, de toutes les fêtes policières et militaires. Von Papen a mis sa personne et sa patrie sous la protection de Dieu, avant de les livrer l’une et l’autre à Hitler, lequel déclare à son tour baser son gouvernement, le gouvernement que l’on sait, sur les principes du christianisme. L’évêque de Munich [12] le félicite de combattre l’athéisme et le bolchevisme. Un ministre des cultes déclare qu’il faut inculquer à la jeunesse les principes fondamentaux de l’existence nationale : le respect de l’armée, le patriotisme, la foi en Dieu.

Et pour inculquer ces principes, Hitler, après avoir réclamé « le sang et la chair des juifs » [13], passe de la parole aux actes et persécute, boycotte. Les militants communistes, les sympathisants, tous ceux qui n’applaudissent point à la très sinistre et très fasciste bouffonnerie sont provoqués, emprisonnés, assassinés.

En Europe centrale, en Europe orientale, ça ne va pas mieux qu’en Allemagne. Tache d’encre négative la terreur blanche a fait tache d’huile, depuis que, de connivence avec la royauté roumaine et les contre-révolutionnaires tchécoslovaques, Clemenceau, par le plus cynique manquement d’un homme à sa parole que l’histoire ait jamais enregistré, a ruiné (pour un temps qui ne va certes point durer toujours) les espoirs que Bela Kun avait donnés au cœur opprimé de l’Europe.

Le bourgeois français peut être content. Il peut frotter ses courtes, sales pattes. Ça pue le curé, la nonne, le flic dans ces plaines, sur ces sommets qu’imprégna de son ambre rauque et secret la vague des Huns, le flot purificateur jailli d’on ne sait encore quel pays de colère pour venir déferler à la surface de la résignation chrétienne. Des bourreaux très catholiques condamnent les fils d’Attila, le fléau des Dieux, le mangeur d’évêque à entretenir les congrégations étrangères qui, mises hors d’état de nuire dans leurs pays d’origine, sont venus se réfugier dans le giron de la réaction. Pour vêtir les porteurs de jupons ecclésiastiques, pour remplir la panse des ogresses consacrées au Seigneur, hommes, femmes, enfants crèvent un peu plus vite, un peu plus sûrement de faim et de froid. Les couvents ont des murs très épais, des beaux toits Mansard. Par troupeaux des masures à corps de torchis et pelage de chaume pourri pataugent dans la boue.

Les races ne se sont pas fondues, pas même un peu mêlées avec les siècles dans ces pays où le despote, qu’il fût turc et sultan, russe et tsar ou autrichien et empereur a compris que, là comme ailleurs, il fallait diviser pour régner. Mais dans cette mosaïque à contours de Carpates et de Balkans, les éléments prolétariens qui peuvent encore sembler les plus imperméables les uns aux autres sont marqués d’une même misère. Comme toujours c’est de la communauté de sort que naît la communauté d’intérêt à transformer ce sort, et de cette communauté d’intérêt à transformer le sort naît, l’union des prolétaires.

Voilà qui est aussi simple qu’incontestable.

Du tzigane famélique qui chante, des couteaux plein les yeux, au juif du ghetto dont le deuil éternel se courbe sous la menace des pogroms, toutes les races que la championne du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes a tassées à l’intérieur des frontières extravagantes où, pour les plus chanceux, pour ceux qui ne sont pas réduits à vivre des produits de la mendicité et du vol, les conditions de travail et d’existence demeurent au siècle du machinisme d’abominables paradoxes de féodalité, toutes ces races opprimées, réprimées, comprimées elles accumulent, ramassent, agglomèrent leur haine pour cet élan qui ne manque jamais de porter les soi-disant arriérés bien loin en avant de ces bourgeois des pays du juste milieu qui savent sacrifier au progrès juste assez pour n’y point vraiment consentir et organisent, à leur propre profit et pour leur plus grande gloire, le retard économique, donc la misère sous toutes ses formes physiques, intellectuelles et morales dans les territoires tombés à leur merci ou simplement soumis à leur influence de gros rusés voraces.

Ils n’en mènent plus large les cabotins [14] couronnés de rage dorée, frais gantés de sang, ces sinistres grands premiers rôles d’une opérette tragique, ces majestés burlesques et cruelles dont les royaumes n’ont été rafistolés par les profiteurs de Sarajevo que pour servir de décors à des rêves de valse guerrière, et redevenir le théâtre de prochains exploits diplomatiques et militaires.

Aujourd’hui, le paysan du Danube, mais oui, le paysan du Danube, sale roquet des bords de la Seine ; ce colosse blond dont tu te moques, arrière-penseur en chapeau melon ; ce simple, ce pauvre que tu méprises, toi, le conservateur des pouilleries traditionnelles et des savantes petites crasses cérébrales ; ce rustre, ce frustre pour qui tu n’es qu’impitoyable dédain, tortillé, décidé à te croire raffiné parce que la syphilis héréditaire a pris l’aspect papillonnant d’un lorgnon pour se poser sur ton nez ; ce paysan du Danube et son frère l’ouvrier du Danube, ils en sont assez de voir un grand boulevard d’eau couler son chemin vide, son chemin mort parmi la détresse des campagnes et des villes.

Voici venir l’heure où les mers de chaude colère vont remonter le courant glacé des fleuves, déborder, féconder à grandes brasses un sol sclérosé, pétrifié, arracher les frontières, emporter les églises, nettoyer les collines de suffisance bourgeoise, décapiter les pics d’insensibilité aristocratique, noyer les obstacles que la minorité des exploiteurs opposait à la masse des exploités, rendre à son devenir l’humanité en la libérant des institutions périmées, des peurs religieuses, de la mystique patriotarde et de tout ce qui fait et divinise les maux du plus grand nombre au profit des requins à deux pattes, de leurs rombières et de toute la clique.

La troisième république libérale et française a encore une presse quasi officielle pour féliciter le dadais à face de roi de Roumanie et ces Messieurs de la Sigurantza, ses collaborateurs en meurtres. Mais l’okhrana de la Russie tsariste a-t-elle pu empêcher Octobre ? Ces foules de 1905 pendues aux jupes criminelles de la religion, ces hommes désarmés que le provocateur et pope Gapone menait sous les fenêtres du palais d’Hiver pour les y faire fusiller, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit et du petit père Nicolas, ces moujiks que le président Raymond Poincaré et ses dignes compatriotes considéraient en 1914 comme le très copieux mais très simple contenu d’un immense réservoir de chair à canon, ces millions d’hommes à qui l’on apprenait à prier mais défendait de savoir lire, écrire, compter, ces prolétaires naguère arriérés, asservis ne constituent-ils pas aujourd’hui le premier prolétariat libéré, libérateur ?

La grande connivence intercapitaliste peut organiser avec la collaboration des flicailles autochtones l’assassinat de tel vieux polichinelle officiel par un paralytique général, combiner l’incendie d’un palais de parlement, réussir quelque attentat encore plus sensationnel à des fins répressives, le tout sous la protection du souverain maître des indicateurs tortionnaires et bourreaux, tous les valets d’une société qui entend damner dans une autre vie, les damnés de la terre, tous les acteurs de la grande parade répressive, du dernier cogne en grosse viande carrée à Dieu le pur esprit, tous font figure de policiers.

Et le policier c’est l’ennemi absolu [15].

À ennemi absolu, haine absolue, et, puisque l’ennemi fait la loi, la pluie de sang, pluie de cendre, pluie de poussière, pluie de superstition, pluie de détresse, pluie de mort, toujours la pluie et jamais le soleil,
puisqu’il règne sur toutes les vieilles hypocrisies d’institutions, et de préceptes, ce caméléon dont l’uniforme le plus rutilant accepte volontiers de tourner à la grisaille pour tromper son monde, le poisser, le passer à tabac, écrabouiller à grands coups de godasses terrestres et divines ce qui s’obstine à demeurer capable d’élan, d’érection, d’amour,
puisqu’il broie le noir du temps, cherche à serrer toute imagination dans son étau, à contraindre toute intelligence à la misère empoisonnée des idées chrétiennes,
puisque, même et surtout s’il se déguise en esprit large, sceptique, etc., il demeure aux ordres d’un mysticisme que la crise n’empêche point, tout au contraire, d’engraisser ses apôtres,
puisqu’il réduit la liberté à l’état d’abstraction irréalisable, relègue l’égalité au fin fond de l’utopie et demande à la fraternité de perpétuer le mythe de Rémus et de Romulus dans un monde qui singe si exactement l’empire romain que l’homme devient loup pour l’homme dès qu’il accepte de goûter au lait de la louve nourrice des fratricides à têtes d’empereurs, de rois et de grands personnages civils et militaires,
puisque le policier entend marquer encore et toujours de son empreinte les cinq sixièmes du globe,
que la haine, elle, soit de pied ferme sur le sol,
qu’elle reste générale mais profite de la moindre occasion pour se révéler, s’affirmer particulière,
car le particulier est aussi le général,
et une haine générale qui ne serait point aussi particulière aurait vite fait de tourner à la littérature, au cérébralisme anarchisant, inefficace pour bientôt se vaporiser, n’être plus qu’une buée ajoutée à toutes les ténèbres, un masque sur cette grande tête molle que la résignation perd, fond dans les brouillards d’une philosophie idéaliste.

Et les grandes généralités de la philosophie idéaliste savent, elles, parfaitement s’incarner et se réincarner à chaque coin de rue sous les traits particuliers et concrets de quelque valet ou agent provocateur du capitalisme.

La haine absolue, à la fois générale et particulière, se révèle à qui l’éprouve par des poussées d’abord étouffantes qui emplissent le gosier, sans y laisser place pour le passage du moindre mot. Mais, bientôt, cette haine va devenir l’oxygène combien meilleur aux poumons malades que l’air des sommets.

Déjà, l’on se sent revivre.

On oublie qu’on a en cage, dans le thorax, un poumon qui bat de l’aile et un autre tout déplumé, on oublie les bacilles qui se promènent dans les ruines des bronches avec une désinvolture de prince des journalistes assez mufle pour s’en aller toucher lui-même ses loyers, rue du Taudis-des-Chômeurs, on oublie la maladie et les sinistres tentations autopunitives qui sont nées d’elle ou dont elle naît (mais qu’importe les questions de probable priorité dans l’interdépendance des maux), on oublie la tuberculose qui vous y a conduit, quand on arrive dans ce grand sanatorium [16] où la bourgeoisie s’endimanche, c’est-à-dire revêt ses plus pieux, plus ses prétentieux atours, parce que l’oisiveté lui vaut de se sentir un peu plus qu’ailleurs en partance vers la mort.

Il y a un aumônier. Une vraie belette en soutane. Mais une belette à cervelle de lapin. Ce chafouin assez niais pour prendre au sérieux son serment de célibat n’a dû, dans ses imaginations les plus hardiment voluptueuses, permettre à sa chair ecclésiastique d’autre caresse que celle d’un papier de verre. Et sûrement c’était le papier de verre qui saignait et pas le curé. Parce que l’Église, comme les muses, aime les chants alternés, un autre représentant de Dieu sur la terre promène dans le hall ses énervements de grande salope au bras d’un petit marin bien giron. Ça porte une jupe d’un drap et d’une coupe à faire mourir de jalousie les dames un peu trop expertes en costumes tailleur. Ça doit crier de toute son âme, de tout son membre, pour le repos de l’âme des membres du clergé dont le concile réuni afin de mettre un terme à la simonie interdit le mariage aux prêtres qui, désormais, partagèrent leurs couches avec leurs bonnes, leurs enfants de chœur ou même avec la veuve quatre-doigts-et-le-pouce et consacrèrent à leurs propres toilettes celles des sommes que leurs prédécesseurs volaient pour l’entretien de leurs épouses, durant les premiers siècles du christianisme.

Et voilà pourquoi, à peine poussée la porte d’un soignoir bien pensant, on tombe sur une grande ombellifère bichonnée, parfumée, poudrée que ses dons, sa vocation pour le travesti destinaient, s’il n’était pas entré au séminaire, à devenir le plus bel ornement d’une de ces boîtes de nuit pour touristes d’avant-crise, la reine d’un de ces lieux de débauche truquée, truqueuse et truquante où il eût enfoui sa carcasse sous des voiles de crêpe et des volants de veuve de 1900, à moins qu’il n’eût mieux aimé profiter de la longueur de son nez pour figurer Cléopâtre.

Puisque la soutane a été préférée aux autres falbalas, spontanément Mgr de Belle-Lurette répond en écho archiépiscopal à la présence de ce provocateur qui la fait à la provocante. Impossible de ne pas mettre les pieds dans le plat religieux et voilà Mgr de Belle-Lurette qui s’est insinué, installé, casé, carré parmi les touloupes et guenipes, tandis que son jeune modèle, une clochette à la main, fait le tour de la grande baraque, où, face au Mont-Blanc, une bourgeoisie très fière d’avoir au service de ses voies respiratoires la plus haute montagne d’Europe, s’endimanche de maladie. C’est la messe. La messe dans la salle à manger dite à tour de rôle par la belette à tête de lapin ou par la grande salope. Aux repas, ça boit comme ça pète, sec. Et ça fait marcher les domestiques, des malades, bien entendu, des malades pauvres qui servent des malades riches. Les pauvres doivent travailler pour pouvoir être à l’altitude et comme les riches savent que si les pauvres perdaient leurs places, ils n’auraient plus qu’à s’en aller crever en plaine, la plupart de ces messieurs dames, les pensionnaires, se font servir et bien, sans jamais donner le moindre pourboire. Ils sont à copier et avec la musique, la musique de leurs mandibules. Ces niais et ces niaises dont au moins une aura un jour sa statue avec cette inscription : À l’albumine, la patrie reconnaissante, car elle est édifiante cette grosse farineuse pour qui le polytechnicien, son soupirant, met au gramophone des disques de sonnerie militaire…

Il y a aussi l’intellectuel qui ne se fait pas prier pour vous apprendre qu’il est nanti d’un doctorat en médecine, d’une licence en théologie et d’une belle-mère. La belle-mère a une cuisinière. La cuisinière de la belle-mère a six frères dont un maquereau et un autre des plus respectables, au contraire, propriétaire d’une maison, d’une famille, d’une auto. Si l’intellectuel avait été frère de la cuisinière de sa belle-mère il aurait choisi non la destinée du maquereau, mais celle du propriétaire. Et oui, il eût fort volontiers accepté de naître ouvrier à condition de mourir bourgeois. Il aurait fait des économies. Les pauvres n’ont qu’à faire comme il aurait fait s’il n’avait pas été riche. Les pauvres n’ont qu’à faire des économies pour devenir riches, etc., etc., etc.

La satisfaction est de toutes les fêtes que se donnent les uns aux autres les habitants de ce sanatorium, qu’il s’agisse de conférences [17] ou de dîners de têtes, le mardi-gras.

Même un trou dans un poumon est pour chacun d’entre eux un prétexte à s’admirer davantage, à s’aimer un peu mieux.

N’appelle-t-on point du reste communément crachats les insignes des ordres auxquels appartiennent les suppôts du désordre capitaliste ?

À défaut de crachats de la Légion d’Honneur, ceux de la tuberculose.

Dans son sanatorium plus encore qu’ailleurs, la bourgeoisie cracheuse, crachée, crache sur soi-même, se contemple et crée Dieu.

Grande prêtresse et profiteuse du culte du travail, la classe privilégiée, non seulement voit un crime dans le loisir (oisiveté mère de tous les vices), mais veut par surcroît que toute activité intellectuelle (dont elle a bien dû, malgré elle, laisser le temps à certains) se borne à son apologie, se limite à la défense et à l’illustration de ses privilèges.

D’où le pragmatisme sordide de sa culture.

Les conservateurs et la religion qui les aide à conserver n’ont jamais vu d’un bon œil les progrès des sciences naturelles, leurs applications. Quant aux sciences spécialisées dans l’étude de l’homme, leurs recherches, même les plus anodines ont toujours passé pour des outrages à la morale, des attentats à la pudeur. Seuls étaient autorisés les exercices de virtuosité, les variations sur des thèmes connus.

Pour en rester au statu quo, tous les bourgeois, du fanatique au sceptique, proclament qu’il n’y a, qu’il n’y aura jamais rien de nouveau sous le soleil. Avec ce beau prétexte on entend décourager toute hypothèse. En fait, l’imagination est déracinée, condamnée à se nourrir d’ouragans chimériques, à s’abreuver de pluies d’angoisse, à extravaguer dans l’abstrait. Pareil régime ne tarde guère à la dessécher, à la tuer, elle qui vit du concret, du suc du concret, des objets les plus objectifs, de l’humus le plus humain pour métamorphoser, en retour, êtres et choses de ses plus flamboyantes trouvailles.

Le catéchisme, toujours seriné en France où il n’a pas cessé d’y avoir des analphabètes (15 % disait une statistique récente) le catéchisme définit Dieu comme « infiniment parfait ». La sagesse des nations ajoute que la perfection n’est pas de ce monde et que le mieux est l’ennemi du bien [18] Et ce sont là, certes, arguments dignes de ces avares acharnés à conserver par tous les moyens ce qu’ils possèdent. Ils créent Dieu, en vue d’un honteux transfert, pour lui offrir leur désespoir et leur lassitude « Mon Dieu que votre volonté soit faite », et ainsi se juger quittes envers ceux dont la misère est fonction de leur richesse.

Il faut avoir quelque chose à garder, donc à perdre (quand ce ne serait qu’une trop bonne opinion de soi) pour se prévaloir de la perfection muette d’un là-haut envers et contre ceux que harcèlent les imperfections hurlantes de ce que le dédain des bien-pensants, bien nourris, appelle ici-bas. La perfection absolue, abstraite, invisible ne tend qu’à ruiner toute chance, à décourager toute volonté de rendre moins imparfait, aussi bien dans ses lois les plus générales que dans les plus particuliers de ses détails, un monde dont le spectacle n’autorise certes point encore à imaginer qu’il puisse jamais cesser d’apparaître perfectible.

La Vérité éternelle, dogmatique froide et majuscule, elle aussi, n’est qu’un prétexte pour faire la sourde oreille aux exigences des vérités terrestres. La Réalité [19] devient le paravent derrière quoi se cacher et mépriser, ignorer, nier la mouvante épaisseur des réalités, leurs projections sur tous les plans – intellectuel, moral, scientifique, poétique, philosophique, etc. – eux-mêmes tour à tour émetteurs et réflecteurs, en feu d’astre à surprise ou en terre de planète habituelle.

Encouragé par sa classe à continuer la tradition analytico-métaphysique, le moindre petit-bourgeois intellectuel, pour peu qu’il ait des bras d’allumette, se découvre mille vertus pyrogènes. Il se suffit à lui-même, ce jeune maniaque qui se prend pour un soleil parce qu’il clignote d’un œil incolore d’albinos sur l’anémie de ses désirs. Un peu plus tard, il va baptiser arc-en-ciel sa décomposition d’où rien ne germe et il aura vite fait de se noyer dans le prisme dérisoire de sa vanité.





La nécessité n’est aveugle que tant qu’elle n’est pas connue [20]. La nécessité d’éclairer sa propre nécessité par les autres nécessités et les autres par la sienne propre, la nécessité d’accorder entre elles, le plus et le mieux possible, toutes les nécessités, voilà bien la cause première et finale de toute connaissance.

Le progrès n’est concevable que comme l’accord amélioré et s’améliorant sans cesse des nécessités, dont l’actuel désordre capitaliste ne peut plus qu’exagérer, exaspérer les antagonismes.

La nécessité sexuelle étant la plus impérieuse, elle fut toujours et demeure la plus impérieusement refoulée en pays capitaliste. Et non moins qu’ailleurs dans une France qui continue à faire des mines égrillardes mais n’a jamais cessé de s’en tenir aux vues imbéciles, féroces de sa psychologie traditionnelle, un sale petit tas de poussières analytiques, un vrai résidu de lignes brisées, cette misère de psychologie, raclure de géométrie pas même descriptive, racornie, réduite aux trois dimensions de la putasserie phocéenne, de l’adjudantisme romain, du masochisme chrétien.

Joli triangle, et rectangle s’il vous plaît. Oui, à angle droit. Il faut donc marcher droit, suivre jusqu’au bout l’hypoténuse impitoyable, le côté religieux de cette morale pointue pour qui jouir est un péché. Un péché comme toute autre science, car jouir est une science ; l’exercice des cinq sens veut une initiation particulière et qui ne se fait que par la bonne volonté et le besoin [21].

L’exercice des cinq sens, l’initiation particulière, on sait comment les entend la patrie de la gaudriole, du bordel et du crucifix au dessus de la table de nuit conjugale. La religion a fait du mariage un sacrement. La bourgeoisie, grande ou petite, tient beaucoup à cette cérémonie. L’homme a été instruit de la théorie voluptueuse par une famélique simple soldate ou une grosse sous-off de caserne galante. Il attend sa nuit de noces pour se venger de ses déceptions diverses sur la femme, avec une brutalité d’autant plus inexorable que la veille au soir il a enterré sa vie de garçon et il craint de n’avoir point assez de vigueur pour venir à bout du pucelage. Et pendant ce temps-là, il rêve à la star américaine qui a remplacé dans le magasin des compensations la princesse de légende et la reine de théâtre. C’est plus démocratique. Ça reste aussi niais, aussi désespérément niais, aussi niaisement désespéré que jamais.

Elle n’a pas cessé d’accabler les jours sous l’avalanche de ses séquelles, de menacer les nuits de ses virus filtrants, la vieille idolâtrie qui osa prononcer la séparation du corps et de la tête, de la chair et de l’esprit, honorer la chasteté, consacrer la virginité, le célibat, opposer aux forces essentielles de l’homme les murailles de l’obscurantisme, égarer le désir dans le marais des aspirations religieuses et perdre, parmi le sable noir de la résignation, l’amour, le besoin qui fait la vie et fait que la vie accepte d’avoir été faite.

De la prison où il passa vingt-sept années parce qu’il avait commis le double crime d’aimer sa belle-sœur et d’être aimé d’elle, Sade, dans l’illumination des rêves que le besoin faisait sanglants, tragiques, à grands coups charnels démolissait les murs qui l’exilaient du monde des corps et, dans les corps retrouvés, frappait les idées dont ces murs étaient les symboles trop réels.

Il était donc juste que pour la fin concluante de la Philosophie dans le boudoir, après les plus bouleversantes trouvailles érotiques et le réquisitoire définitif contre toute religion, la bigote Madame de Mistival (venue chercher sa fille Eugénie pour l’initiation de laquelle avait été donnée cette fête des sens et de l’intelligence) fut saillie, côté pile et côté face, par un rustaud aussi bien membré que vérolé, puis, cousue de la main même de la charmante Eugénie et une fois ses orifices contaminés et piqués de fil rouge, renvoyée à ses chères dévotions.

Si, dans la colère débordante des corps, l’inspiration a sa source, il ne s’ensuit certes pas, comme le croient ou feignent de le croire les petits dilettantes de l’épithélium externe ou de l’épithélium interne, qu’il suffise d’une petite débauche sans risque pour donner une valeur quelconque à des faits, gestes, paroles ou écrits.

Il s’ensuit même souvent le contraire, et ils expriment tout l’odieux d’un temps, d’un régime, ces bourgeois d’accord avec les policiers pour transgresser les règlements de ces polices qui ne valent que pour le chantage ou l’exploitation de la majorité par la minorité. C’est un hommage de plus à l’Église que cet onanisme mineur pratiqué entre gens du monde, hauts fonctionnaires et puissants ecclésiastiques au moment le plus recueilli des messes des funérailles nationales.

Secrétaire de la rédaction des Nouvelles Littéraires et comme tel assistant à l’enterrement de Maurice Barrès, je pus constater de visu que la masturbation était de la fête, mais une masturbation furtive, honteuse, à travers l’étoffe, de connivence avec les plus sombres tortillages gothiques, du vrai genre petite saleté, quoi ! et tout le contraire d’une belle profanation à bride abattue, rabattue même, allais-je écrire, car quand je dis bride, on se comprend, n’est-ce pas ?

Je rencontrai par la suite quelques grosses légumes de la presse parisienne.

Quand j’appris, cette année, la mort dans un bordel d’hommes, à la suite d’une prise un peu trop forte d’héroïne de ce défenseur de la patrie, de la famille et de la religion qui avait été si chaleureusement félicité par la prétendante au trône de France, pour avoir aidé à faire interdire l’admirable Âge d’Or, je me dis que mon prince des journalistes avait assez mijoté dans ma cervelle. Ainsi se coucha-t-il de lui-même sur le papier blanc, parmi touloupes et guenipes.

Mais, parenthèse de parenthèse, on n’en est plus à une parenthèse près. Puisqu’il a été rendu compte du prince des journalistes, les convives des Sussex et les Sussex eux-mêmes seraient peut-être un peu dépités si le quatorzième convive ne donnait pas leur pedigree.

Patience
On y va,
On y est,
On s’explique,
On explique !

Le prince des journalistes : Déjà expliqué dans les pages précédentes.

L’héritier des Sussex : Il en pleut de semblables par toute l’Angleterre dont le climat n’est certes point renommé pour sa sécheresse. Sans doute ces exquis adolescents ne sont-ils pas tous les lords. Ils ne demandent qu’à le devenir. Rien ne pourra prévaloir contre la bonne opinion qu’ils ont d’eux-mêmes et leur foi dans les destinées de l’Angleterre, leur respect de l’Intelligence Service et leur mépris des races colorées.

Entre la poire et le fromage, le jeune marquis va demander à Augusta ce qu’elle compte faire des nègres dans l’armée paneuropéenne. Elle répondra qu’elle a décidé de les incorporer avec les Turcs, les Juifs et les Tziganes dans des régiments destinés à demeurer en première ligne jusqu’à la mort du dernier soldat. Cette déclaration de la marraine réjouira le filleul qui, au cours de ses voyages en Afrique, a pourtant goûté des autochtones (surtout lors de la prise de voile de la sœur Sainte-Épargne, grâce aux tuyaux qu’a pu lui donner Mgr de Belle-Lurette. Avant de fermer la parenthèse, ajoutons qu’il n’a jamais, au cours de ces ébats, punissables de hard-labour, des lois de sa chère patrie, transgressées et vénérées d’une âme toujours identiquement sereine).

De nègre en nègre, Krim a fini par se rappeler à Marseille un petit bar où elle passa toute une soirée avec deux Antillais dont chacun, décidé à lui plaire, n’en vantait pas moins son compagnon, l’un disant que l’autre était vigoureux et le vigoureux répondant que son panégyriste était vigilant. Krim sort de son mutisme pour rappeler cette subtile galanterie.

L’Américain à l’acte gratuit qui a, quant à lui, dépensé des fortunes en cravates insensées et chemises de soie déconcertantes, va demander : « Avez-vous jamais vu un nègre économe ? »

– Et un nègre organisateur ? surenchérit Augusta.

Krim cite Toussaint Louverture.

La divine lady rêve à haute voix une assez répugnante gamme de calembours sur le nom du Napoléon de Saint-Domingue.

La petite Kate vient au secours de Krim qu’une quinte de toux empêche de répondre. Kate demande à quoi servit aux hommes blancs ce soi-disant sens de l’administration, de l’épargne dont ils sont si fiers. Espéranza, fort habile, s’arrange alors pour faire dévier la conversation. Elle ne veut point que la chanteuse, une fois qu’elle aura repris du souffle, continue sur ce sujet qui la choque d’autant plus que, depuis Southampton, jamais elle n’a osé s’offrir un de ces grands gars de couleur dont sa main n’a oublié ni le volume, ni la densité des organes sexuels, non plus que sa langue qu’ils sentaient la vanille de partout.

La divine lady : L’Angleterre aux yeux d’un enfant né en 1900 avait la silhouette de Jeanne Avril sur l’affiche bien connue de Toulouse-Lautrec. Sa côte Sud était l’ourlet du cotillon dont, après avoir laissé tomber en paquet d’Irlande son linge intime, elle balayait les presqu’îles du continent avec une désinvolture de théâtreuse si habile à jouer de la pâleur, des longues jupes et du chapeau en forme d’Écosse, qu’on s’étonnait de ne pas voir des touffes de poils sur les crosses de contrebasse, à l’orchestre, au premier plan.

C’est pourquoi la marquise of Sussex se devait d’avoir passé sa jeunesse dans les beuglants. Quelques souvenirs de lady Hamilton, la mésaventure arrivée à une beauté rafistolée après une injection de paraffine qui devait donner plus de régularité à son visage, les confidences d’une vieille Anglaise dont le protecteur paralytique n’aimait que la chasse au tigre, et voilà notre Primerose.

Espéranza, duchesse de Monte Putina : Une dame Espéranza de Saint-Alphaud, surnommée par la concierge l’Entertenue, habitait le rez-de-chaussée de la maison sise à Paris, rue de la Pompe, n° 15, dont la famille de l’auteur-spectateur et lui-même occupèrent le quatrième étage, de 1904 à 1910. Tous les jours, le coiffeur allait chez l’Entertenue et y demeurait des heures, ce qui donnait à jaser et permit, grâce à des souvenirs de cartes postales et films obscènes, de concevoir les passe-temps matinaux de l’Espéranza imaginaire au cours de la pseudo-liaison réhabilitatrice.

L’Espéranza réelle se tenait fort bien, de l’aveu même de tous les locataires pourtant décidés à lui chercher noise. Plutôt que d’engraisser des gigolos ou de laisser une fortune sur le tapis vert de Monte-Carlo, en vieille poule qui ne perd pas le nord, elle préféra consacrer ses économies à redorer un blason. Donc elle épouse

le Duc de Monte Putina : Duquel il n’y a pas plus à dire qu’il ne dit lui-même.

Le fils d’Espéranza : L’auteur-spectateur, entre l’âge de quatre et dix ans, chaque fois qu’il reçut une gifle de la preste main maternelle, se disait que s’il était le fils de la putain du rez-de-chaussée au lieu d’être celui de l’irréprochable dame du quatrième, tout s’arrangerait. D’où le mythe de l’enfant séduisant.

En vérité, la réelle Espéranza avait une fille dont nul ne connaissait le père, mais qui n’en apprenait pas moins, à l’indignation de tous, l’anglais et le piano. L’absence de don pour les langues étrangères vivantes et la musique valait au petit du quatrième et à la petite du rez-de-chaussée une égalité dans la punition. Parallèlement, tandis que l’auteur-spectateur perdait son temps aux exercices religieux de la boîte à curés où ses parents avaient voulu qu’il fût élevé, instruit, la fille de l’Entertenue allait chaque dimanche quêter à Saint-Honoré d’Eylau.

Ainsi la déesse du rez-de-chaussée ne faisait que singer les autres locataires, ne désirait que, sinon dépasser, du moins égaler en respectabilité les simples mortels des étages.

Du coup, après avoir envié sa mère à la petite de l’Entertenue, après s’être plu à imaginer en guise de compensation à sa sinistre enfance que cette petite devenait lui-même, le petit de bourgeoise se trouvait condamné au pessimisme à perpétuité. À vrai dire, ce pessimisme l’a rendu plutôt indifférent à son propre sort. Il a tenu cependant à se venger de la désillusion initiale. Ce fils d’Espéranza qu’il avait d’abord rêvé d’être, il en a fait ce qu’il aime à croire son contraire, il en a fait son contraire et pour mieux s’en réjouir le quatorzième convive a (autrement dit, j’ai, moi), parsemé sa route de quelques fleurs qui furent sur la mienne.

D’où cette circoncision que l’auteur-spectateur a lui-même subie à l’âge de trois ans. Elle lui a laissé des souvenirs inavoués d’une telle force et en telle quantité que, malgré nombre de revanches voluptueuses, ses cauchemars jusqu’au printemps 1932 confondaient le sang et le sperme. Mais il a (j’ai) revu, en avril dernier, la plage de Saint-Jean-de-Luz où, durant l’été de 1909, ma mère, vêtue d’un costume tailleur de serge impeccablement blanche, écrivait des lettres, tout en surveillant mes jeux au bord des vagues. Une lame d’une violence inattendue soudain faillit l’emporter. La mère renversa son stylo. Le capuchon dudit stylo tomba, se perdit dans le sable, tandis que l’encre rouge qui l’emplissait tachait la robe blanche.

Le symbolisme de cet incident était trop clair pour qu’il n’en fût point fait cadeau au gringalet. Après l’avoir mis en possession de ce viatique, je n’avais plus qu’à le laisser voler de ses propres ailes.

Augusta : Il n’y a qu’à prendre trois repas en wagon-restaurant entre Innsbruck et Budapest, et l’on peut être sûr de rencontrer au moins une demi-douzaine de ces dames qui, pour ne rien laisser ignorer de leur haute naissance, arrangent leurs cheveux, vrais ou faux, en volumineuses coiffures, aux aspects de coussins, sur quoi devraient se poser non des chapeaux altièrement démodés, mais des couronnes. Elles entendent ne point perdre un détail du paysage et quand elles daignent reposer enfin leurs faces-à-main, c’est avec des mines qui jugent, des gestes qui en disent long sur ce qu’elles ont pu, d’un œil souverain, constater, quant aux méthodes et instrument de travail, répartition des richesses et mœurs des peuples à qui (tout en dégustant à petites cuillerées le café au lait où flotte une île de crème fouettée) elles regrettent de ne pouvoir dédier qu’un coup d'œil en passant.

Krim : Moi, l’auteur-spectateur, quand j’eus, vers mes sept ans, constaté que l’Entertenue du rez-de-chaussée n’était pas moins odieusement mère que la dame du quatrième, je remplaçai cette première et indigne idole par une jeune femme dont, avant même de l’avoir vue, j’étais sûr que je ne pouvais qu’être amoureux. On lui reprochait de porter des robes aussi collantes que des maillots, et, comme on était en plein succès des Chansons de Bilitis et de Lysistrata, on disait d’elle, d’un air des plus entendus, qu’elle ne devait pas se faire prier pour dénouer sa ceinture. Grâce à ces allusions aux belles acrobates des music-halls ou aux petites théâtreuses, d’opérette néo-grecques, grâce aux mots « Maillot » et « Ceinture », cette inconnue qualifiée de fin de siècle s’étendit dans mes rêves, aussi belle, aussi grande, aussi gaie, aussi folle d’amour et d’attendrissantes rengaines que toute la ville de Paris, la ville dont un petit garçon confiné à Passy, alors presque la campagne, tentait d’imaginer les danses et les rires sous une pluie de confettis, au temps de Mi-Carême.

Tous les dimanches, en été, on prenait le chemin de fer, la Ceinture, de la Muette à la Porte Maillot.

De la Porte Maillot, on allait à Rueil en tramway à vapeur. Mais c’était une autre histoire. Des déplacements dominicaux, il importait de retenir la toute-puissance, l’universalité des ceintures et des maillots. Au cirque, il ne s’agissait que d’espérer voir craquer, derrière ou devant, – on n’était pas trop exigeant, – le maillot des acrobates.

Porte Maillot, porte dans le maillot de qui porte maillot, une toute petite ouverture dans un tricot très collant, et on arrive à se faufiler, à trouver des petits coins chauds.

Un père imprimeur de musique spécialisé dans la chansonnette n’a qu’à dire que l’inconnue est un vrai titi parisien, et la voilà, de ce fait, sacrée reine du café-concert, dont le roi avait été Fragson, – que venait justement d’assassiner son père, – pour que le moindre beuglant apparaisse digne en pathétique de la tragédie grecque et de ses meurtres.

Parce que, d’autre part, titi, pour la petite sœur cadette désignait un sein, une poitrine en éclats de rire jaillit du corsage de l’idole et, afin de la parfaire, vint d’elle-même, – en guise de peigne, – se planter dans sa chevelure la Porte Saint-Denis, telle qu’elle avait pu s’embellir dans la mémoire d’un petit garçon exilé à Passy, mais né rue de l’Échiquier, entre ladite porte et l’imprimerie paternelle, elle-même ancien théâtre et à deux pas du Concert Mayol où, voici peu d’années, l’on pouvait entendre Mon soleil, c’est les becs de gaz. La créatrice réelle de Mon soleil, c’est les becs de gaz n’étant digne ni de l’air ni des paroles, il était juste que fût fait hommage à Krim de la chanson.

Toutes les données de l’inconnue métaphorique née d’un bouquet de commentaires, enfin prirent un vrai corps diurne et concret quand, annoncée par son parfum, comme les autres mortels par le bruit de leurs souliers, apparut la fille cadette de la dame qui donnait des leçons de piano à l’auteur-spectateur. Cette jeune créature était mille fois plus capiteuse, plus troublante que sa mère, elle-même type accompli de ce qu’on appelait alors une belle femme.

Fort musicienne, ou du moins se disant telle, la mère de l’auteur-spectateur faisait honte à son mari des ritournelles qui sortaient, bonnes à être chantées, de ses machines. Elle eût préféré mourir plutôt que de jouer autre chose que du classique. Elle crachait sur les valses, les czardas alors à la mode. Elle plaignait, avec sans doute l’espoir de lui retourner le couteau dans la plaie, la donneuse de leçons de piano qui, si elle avait une fille premier prix du Conservatoire, devait reconnaître que la seconde jouait du violon en tzigane.

Jouer du violon en tzigane, c’était faire qu’un auditeur-enfant devînt matière à répercussions vivantes, tissu d’extases avec pour trame des cordes semblables à celles où le crin de l’archet allait, venait sans la moindre précaution de collophane.

Un petit mouchoir blanc avait été glissé entre l’instrument et la tête que prétendait trop grosse la bourgeoise qui, au temps de son jeunefillage, était allée au cours de peinture deux fois par semaine, s’instruire des véritables et inexorables canons de la beauté. Mais qu’importaient à son fils ses arrêts sans appel ? Le linge qui protégeait du bois la chair fragile se déployait la nuit dans les rêves pour draper la flexible et tiède colonne dont les lignes devaient, par le mystère, continuer celle du crâne parfaitement dolychocéphale, sous le chapeau de cheveux.

Du sang des crimes chantés par Krim se teignit ce mouchoir déployé.

Deux mains, deux fleurs de fièvre nouent, autour d’un cou, toute la pourpre du monde. Une rampe maquille un visage. Un écho rapporte des lambeaux de voix. Dans le brouillard de novembre ressuscite le visage d’une femme, morte un jour de mensonge printanier par trop in supportable.

Kate : Sera-t-elle l’été ? Sera-t-elle le matin du plus beau, du plus long jour ? À l’aube, son bras a saigné comme un soleil levant. Elle est la fraîcheur désarmée.

Jim : Comparse type.

Fait la navette entre l’Amérique et l’Europe.

En Amérique, semble un objet d’exportation pour l’Europe. Un peu frotté d’Europe, se croit devenu assez compliqué pour éblouir son pays natal.

Marie Torchon, Synovie : Des femmes de lettres qui valent bien leurs mâles. Souvenirs des Nouvelles Littéraires. Remords de n’avoir pas casé cette jolie phrase de la poétesse Anna de Noailles qui, donnant ses raisons de ne pas monter en avion, concluait : « Ma fatalité, c’est le tapis. »

Le Psychiatre : Les manuels d’histoire, du temps que je faisais mes études secondaires, étaient abondamment illustrés. À chaque grand homme se trouvait offerte la solution du problème posé par son visage. Subtile manière de remettre les plus vieux clichés dans des cadres neufs. La moindre ride était interprétée au gré des plus réactionnaires partis pris. Ainsi, à l’abri des prétextes expérimentaux, derrière la soi-disant expérience et les prétendues expertises, les spécialistes de la science, de la médecine mentale et de la justice décident impunément de la liberté ou de la réclusion, de la vie ou de la mort. Et ils ne vont pas chercher midi à quatorze heures. Pour la condamnation à la peine capitale d’une Serbe, Junka Kurès, contre qui nulle preuve décisive n’avait été donnée, l’argument suprême ne fut-il pas l’épaisseur, la lourdeur des mains, des vraies mains d’étrangleuse, avait constaté le procureur général dans son réquisitoire.

Il n’est pas de tribunal capitaliste qui ne trouve à s’associer un psychiatre digne de lui, pour affirmer la responsabilité sinon entière du moins atténuée du pauvre bougre à écrasante hérédité. À propos du moindre délit, toujours il s’agit d’encourager la réaction. Échange de bons procédés, la réaction récompensera. Ainsi ai-je connu un psychiatre qui se vit gratifié d’un avancement dans la Légion d’Honneur pour avoir eu le mérite de constater que la kleptomanie n’était pas sans rapport avec le vol.

La rage punisseuse des tribunaux correctionnels sut se réclamer de cette constatation. Aussi, puisqu’il s’agit, avant tout, de protéger la propriété privée, comment ne pas mettre un psychiatre dans la belle assistance paneuropéenne ? Le mien ne pouvait se trouver mieux assis qu’entre Augusta et Synovie. Il boit du lait. Il est heureux comme un poisson dans l’eau. Comme un poisson qui boit du lait dans l’eau. Phénomène de moins en moins rare de par cet heureux monde capitaliste où les possédants jettent à la rivière les produits dont ils ne tiennent point à voir baisser les prix.

Notre psychiatre recueille, dans son sanatorium des environs de Paris les présidents de la République tombés des trains. Un chef d’État qui grimpe aux arbres d’un parc médical, en compagnie d’un ministre des Finances accoutumé à signer des chèques sans provision, ça vaut son pesant d’or. Le psychiatre est donc gras à lard. Il porte bedaine, ce qui ne l’empêche guère de faire une cour à tout casser à Synovie dont, en observateur professionnel, il s’est bien gardé de remarquer le strabisme. La poétesse, ravie de se sentir, ipso facto, vengée de Marie Torchon, aura soin, quand on se lèvera de table, de ne se laisser voir que de profil, du côté du bon œil. Et le galant médecin, pour séduire la grande lyrique, racontera quelques souvenirs piquants de sa carrière.



VIII.

etc., Etc.


« … Oui, dit le psychiatre, figurez-vous que je soigne des femmes de théâtre. Ce sont des personnes parfois assez étranges, mais moi qui ne me suis pas laissé prendre à leurs appâts, je dois, en toute justice, avouer qu’elles peuvent faire preuve d’intelligence et de cœur. J’avais, ces temps derniers, dans mon sana, la célèbre Mme  de Perpignan. Nous savons tous que sa noblesse est d’opéra-comique, pas même d’opéra-comique, de music-hall plutôt. Le nom qu’elle porte n’est qu’un nom de guerre. De guerre amoureuse. Elle l’a choisi, voilà bien des années. Je venais, si j’ai bonne mémoire, de passer mon baccalauréat. Elle présentait un numéro ma foi fort bien réglé de lapins savants. Elle avait décidé de remplacer un patronyme peu fait pour l’affiche par des syllabes mieux sonnantes. Elle avait scruté la carte de France pour se donner des idées et était tombée sur le chef-lieu des Pyrénées Orientales… »

En conteur, qui tient à ses effets, le psychiatre marque un temps. Espéranza voudrait en profiter pour mettre le grappin sur Augusta. Mais Augusta déguste son café les yeux pendus aux lèvres du narrateur, qu’elle supplie en silence mais éloquemment, de continuer. Qu’une grande dame à non moins grandes responsabilités paneuropéennes semble prendre un tel intérêt à l’histoire d’une montreuse de lapins savants, il y a bien là de quoi choquer, exaspérer Espéranza. D’ailleurs, Mme  de Perpignan était déjà grande cocotte, horizontale de haute volée, du temps que l’actuelle duchesse de Monte Putina n’était qu’une pauvre petite poule. La grue arrivée avait alors, pour parler à Espéranza, un ton protecteur, dont, aujourd’hui encore, l’insolente vieille pouffiasse ne s’est pas départie. Espéranza ne daigne répondre et la tance d’un regard qui signifie : « Nous n’avons pas gardé les cochons – en l’occurrence lapins savants – ensemble. » La Perpignan refuse d’entendre la leçon. Parce que Jean Lorrain lui a, voilà plus de trente-cinq ans, consacré un article d’éreintement, elle se croit divinisée, pour jusqu’à la consommation des siècles. Tout de même, comment tolérer qu’un déjeuner aux intentions politiques les plus précises, tourne en queue de sirène à la mords-moi-le-dos. Cette professionnelle beauty de la fin du XIXe siècle, maintenant qu’elle n’a plus d’hommes à mener par le bout du nez, à faire tourner en bourrique est devenue la Sapho du demi-monde. Mais une duchesse s’est-elle jamais laissée intimider par un psychiatre, même titulaire d’une chaire à la faculté de médecine ? Pensez donc. Un vulgaire carabin. Carabin, carabine. Il y a de ces têtes où l’on aimerait à envoyer une bonne décharge de plomb.

– Ah ! si j’étais carabine, rêve tout haut Espéranza.

– Vous dites ?

– Je dis que Mme  de Perpignan est… voyons ?... est… Moi qui n’ai point pour coutume de mâcher mes mots, cette fois, je n’ose… Enfin, je dis que Mme  de Perpignan est une prêtresse de Lesbos.

– Vous dites, chère amie, qu’elle est lesbienne, sourit le psychiatre. Or mon histoire tend justement à prouver le contraire. Mme  de Perpignan, qui…

Et commence une peu supportable apologie de la susnommée. Toutes les touloupes et guenipes, à l’unanimité, moins une oreille, l’oreille d’Espéranza, écoutent et dodelinent de la tête pour signifier qu’elles approuvent ce qu’elles entendent. Comment lutter contre une coalition de béatitudes quand on ne doit compter sur aucun allié, pas même sur le prince des journalistes qui a, lui aussi, opté pour l’optimisme parce que, a-t-il pensé soudain, si le vicomte Rothermere s’est vu offrir le trône de Hongrie, pourquoi, lui, ne dénicherait-il pas un petit royaume, l’Albanie, par exemple.

Mais la Monte Putina n’est point femme à moisir sous une telle tonnelle démoralisante.

Tous sont contre elle. Et jusqu’à son mari, le duc, vraiment à ramasser à la cuiller : Eh bien, elle va le ramasser ce vieux camembert de Monte Putina. Et allez, ouste. Allez et plus vite que ça. On s’en va. Et tant pis, et tant mieux si ce départ brusqué jette un froid dans le cercle paneuropéen, bien compromis puisqu’on ne veut pas qu’Espéranza en soit le centre.

Et déjà, elle s’est levée, elle fait une révérence à Augusta qu’elle voue à tous les diables. Elle embrasse, comme du bon pain sa chère Primerose qu’elle voudrait mordre, mais bien mordre, de tout son râtelier, pour ajouter une jolie cicatrice au bourrelet de paraffine, donne une main dédaigneuse à baiser, tire le duc par le pan de son veston, monte dans son auto, laquelle auto n’attend pas une minute pour démarrer, non plus qu’Espéranza, elle-même pour chantonner :


N i,
ni Fini.
P a, pa
Paneuropa.


Et le chauffeur reçoit l’ordre de tourner à gauche et non à droite, d’aller vers l’Italie et non vers l’Estérel, à Rome et non à Cannes.

Et qu’on aille vite. On n’ira jamais si vite que les pensées tourbillonnantes,


 N i,
ni Fini.
P a, pa
Paneuropa.


Il faut régler son compte à Augusta. Le mariage l’a faite Habsbourg. Mais elle n’est qu’une hongroise, une fille de Huns. Espéranza qui roule vers son palais romain, de marbre blanc s’il vous plaît, n’est pas d’humeur à tolérer le souvenir de ceux qui, sur leur passage, brûlaient, ruinaient tout. Augusta n’est qu’une démolisseuse. Elle a beau cacher son jeu, Espéranza, la bâtisseuse voit, sait de quoi il retourne. Les Romains furent de grands constructeurs. Donc il faut opposer à Paneuropa, un Panroma qui ne sera pas dans une musette. Mussolini, bien entendu, ne sera pas contre. Donc qu’Augusta ne vienne point s’y frotter. En Italie les Monte Putina sont chez eux. Les anarchistes, même s’ils ont un nom, des traits aristocratiques, n’ont qu’à rester dans leur pays. Qu’Augusta s’amène à Rome, et elle verra. Un petit croc-en-jambe dans les escaliers du Vatican, et vlan, et vlan, le toupignard ira au diable et il y restera et sa propriétaire l’y suivra. Madame a demandé qu’on lui arrange une entrevue avec le pape, mais le Saint-Père, il se la met quelque part, la grosse bouffie qui s’est laissée prendre Trieste et le Trentin. Augusta offre des colonies, elle qui n’a pas su garder ce qu’elle avait et se trouve réduite à prendre des autobus. Espéranza elle, a une superbe Lancia. Vive donc la latinité. On va laisser repousser ses cheveux. En attendant qu’ils soient assez longs, on va s’acheter, dès la prochaine grande ville, une natte postiche, pour se faire une coiffure d’impératrice Fausta ? Que le gringalet reste avec sa Marie Torchon. La duchesse de Monte Putina le renie, lui et tous les barbares, au nombre desquels, elle a le regret, la tristesse de compter le prince des journalistes. Enfin, il faut se faire une raison. Elle a un mari. Il n’y a qu’à lui greffer des couilles de singe. Alors il portera beau. On lui donnera des missions diplomatiques. Espéranza aura un retour triomphant à Paris, comme légate du fascio, comme femme de l’ambassadeur chargé de remettre un ultimatum qu’on aura pris soin de rédiger inacceptable, car il faut la guerre pour que Nice, la Savoie, la Tunisie (ne vous inquiétez donc pas, Saint-Père, vous les aurez vos colonies) reviennent à la nouvelle patrie de la duchesse. Et ainsi ressuscitera dans les temps modernes l’antique empire dont Espéranza sera la citoyenne-type…

Une Espéranza ne fait jamais de faux, de mauvais calculs. Elle ne s’était pas trompée, lorsqu’elle s’était dit que son départ jetterait un froid parmi les invités. Le psychiatre n’ose continuer l’histoire de Mme  de Perpignan, mais Primerose, à travers les fumées de son ivresse, soudain constate les effets du machiavélisme d’Espéranza et s’excuse auprès de celui qu’elle appelle l’auteur de Boum Boum Rataplan et lampe pigeon. À entendre donner un tel nom à son oeuvre maîtresse, l’homme de science a un haut-le-corps. La marquise voudrait-elle le narguer ? Elle a, tout le long du déjeuner, observé un silence si plein de tact et de mesure qu’il ne peut croire à de mauvaises intentions de sa part. Il n’ose poser une question dont la réponse, peut-être, lui permettrait d’interpréter ce lapsus dont il ne serait certes pas indifférent que ses confrères de l’hygiène mentale eussent communication.

Réduit à ses propres et seuls moyens, il ne saurait parvenir à trouver comment de la première syllabe du mot Paneuropa se déduisit par association et onomatopée le bruit d’une guerre, dont l’imminence apparaissait si indéniable dans les prismes de la saoulerie, à ses yeux d’amphytrione, au cours d’un grand déjeuner qui n’avait pourtant d’autre fin que la conciliation mondiale. Un petit coup de tambour, pour donner du rythme à la grande parade. On a rataplan. Par libido, elle sait qu’on peut entendre une cochonnerie.

Il est donc très naturel, dès lors, qu’elle se rappelle une expression toute faite reçue d’Espéranza au temps de Southampton. Par une image très exacte, cette formule consacrait l’usage masturbatoire (avant que la génération de l’éclairage électrique ne fût venue en priver l’humanité mâle) du verre de lampe, sans doute fragile, mais digne auxiliaire des plaisirs que chacun de sa propre main, se dispense à soi-même. En outre, Mme  de Perpignan, dont il s’était agi dans la conversation, traitait volontiers de pigeon n’importe qui, homme ou femme, demandait à son sexe une collaboration physique. Libido était donc, tout naturellement, devenu lampe pigeon, et Boum Boum Rataplan et lampe pigeon, le titre du livre Paneuropa et libido qui avait valu au psychiatre d’être invité et d’avoir à raconter une histoire qu’il finit par achever ainsi :

« Donc, cette chère Mme  de Perpignan se trouvait dans un sanatorium, en même temps qu’une jeune actrice des Français qui me faisait de l’angoisse à tire-larigot. La jeune actrice ne pouvait supporter la présence des infirmières aussi dévouées que discrètes attachées à mon établissement. Je connaissais le bon coeur de Mme  de Perpignan et m’étais laissé dire qu’elle adoptait, chaque année, la plus jolie des petites filles abandonnées par leurs parents à l’assistance publique. Je lui expliquai la situation et lui demandai si elle ne voulait pas devenir ma collaboratrice. Il s’agissait, simplement, qu’elle laissât ouverte la porte de communication entre sa chambre et celle de notre petite malade. Aussitôt demandé, aussitôt accepté. Et grâce à Mme  de Perpignan notre anxieuse ne fut pas longue à retrouver son calme, son sommeil. Un de mes collègues, auprès de qui je me félicitais de cette cure, me demanda goguenard ce que je croyais qu’il se passait, la nuit, entre mes deux clientes. Il avait l’esprit mal tourné et opinait pour la lubricité. Comme j’étais de l’avis diamétralement opposé, nous pariâmes. Donc le jour fixé, nous entrâmes de compagnie en omettant intentionnellement de frapper chez la petite actrice des Français. Nous trouvâmes ces dames nues, au lit. Spectacle des plus piquants, ma foi. Elles se lèvent. Mon collègue a un regard de triomphe. De mon oeil de psychiatre, je n’en inspecte pas moins le lit entrouvert. J’avais gagné mon pari : pas trace d’acte lesbien et si ces dames s’étaient trouvées nues dans le même lit c’était que l’une ou l’autre de ces femmes de théâtre, donc habituées à se promener sans vêtement, avait dû avoir froid et n’était montée que pour se réchauffer, dans le lit de sa compagne. »

On applaudit le psychiatre.

Le prince des journalistes, toujours galant, se tourne vers Marie Torchon et commente cette histoire édifiante. Brave Mme  de Perpignan ! Un vrai coeur de Française. Quel sens de la solidarité. On se rappelle cette noble pensée du bon La Fontaine : Il faut s’entraider. C’est la loi de nature.

Que chacun fasse ce qu’il peut dans sa sphère. Qu’on n’oublie pas les attendrissantes leçons du populisme. Qu’on prenne pour modèles Mme  de Perpignan et la Totoche de Marie Torchon…, etc., etc., etc.

L’allégresse est générale.

Augusta y va d’un « schön » très onctueux. Synovie remercie l’émouvant conteur et l’assure que, dorénavant, elle n’ira demander à nul autre ses sujets d’élégie. La divine lady sort d’entre ses seins un petit album où elle prie ses invités de signer.

Chacun trouve quelque chose de lapidaire, mais personne rien d’aussi réussi que Synovie qui, lauréate des concours provinciaux, n’en sait pas moins se montrer dans ses délicates allusions, d’esprit très parisien. Sous le titre : Haï Kaï paneuropéen, elle écrit :

S’il n’y avait que des pédérastes
Il y aurait la paix des races.

Tout le monde applaudit, sauf Marie Torchon, qui, d’un petit air pincé, donne à entendre à sa consœur qu’elle a gaffé. Synovie ne se laisse pas démoraliser. Elle est en veine Haï Kaïesque et à peine a-t-on déjà parlé d’envoyer une carte à Coudenhove Kalergi en hommage à la moitié du sang japonais de l’inventeur de Paneuropa, elle a calligraphié :

 Quand un Samouraï
S’amourache.
Sa moue raille
L’amour vache.

La désinvolture de la grande inspirée multiplie l’amour du psychiatre. D’autre part Marie Torchon et le gringalet flirtent dans un coin. La divine lady achève de conquérir le prince des journalistes par la traduction archiépiscopale des grâces qui, à Notre-Dame le charmèrent chez le fils. Et il est bien charmant, ce jeune lord Sussex, qui ne pouvant supporter que l’Archiduchesse se trouve réduite aux transports en commun, offre de la reconduire. Elle accepte. Comme un bienfait n’est jamais perdu, désormais, rien ne lui sera étranger de ce qui touchera, de près ou de loin, la famille des lords Sussex.

Aussi, dans quelques mois, lorsque le prince des journalistes aura épousé la divine lady, Augusta remuera-t-elle ciel et terre pour obtenir à ce charmant couple le trône d’Albanie. Et déjà, Synovie d’y aller de son Haï Kaï :

Nous aurons à Durazzo
Un roi dur des os.

Ladite Synovie nagera, du reste, en plein bonheur. À la suite du déjeuner paneuropéen, elle aura épousé le psychiatre, tout comme Marie Torchon, le gringalet. Et, littérairement parlant, quelle évolution, pour l’une comme pour l’autre. Les mauvaises langues n’iront-elles pas jusqu’à dire que Marie Torchon est devenue snob. Mais snob ou pas snob, elle a tourné casaque, Marie Torchon. Dans les petites choses comme dans les grandes ; en fait de nourriture comme d’idées. Elle qui se régalait d’un pied de cochon pané, d’une rouelle de veau, de miroton, de cervelas et de quatre mendiants, il lui faut grape-fruit, caviar et foie gras. La tranche de vie, trop coriace maintenant pour ses quenottes. Ajoutez qu’elle est toujours par monts et par vaux. Dans une des capitales où elle est dernièrement passée, un journaliste venu l’interroger, lui ayant demandé si le brocart dont il la voyait drapée n’était pas une vêture un peu somptueuse pour l’auteur de Totoche, ce chef-d'œuvre d’observation humble et quotidienne (sic), elle a répondu par un anathème rétroactif aux lieux médiocres où sa vie se fût confinée, ternie, si elle n’avait, par miracle, découvert palaces et sleepings. D’ailleurs, un jour qu’elle rencontra Paul-Boncour sur les bords du Léman, ne s’accordèrent-ils pas à constater que, si un homme de gauche devenu ministre de la guerre ne doit céder en rien aux généraux les plus, les mieux à cheval sur la discipline, ainsi, une romancière populiste qui a eu des succès et vient de faire un beau mariage, se métamorphose, de ce fait, en Homère femelle des trains bleus et des caravansérails de haut luxe. C’est une loi souveraine de l’évolution et Marie Torchon, qui venait de relire son Darwin entre Paris et Genève, certes, ne songeait point à la transgresser.

Oui, elle va chanter, elle chante les Ritz, les beaux quartiers des villes, de toutes les villes dont elle a cueilli le bouquet et quel bouquet, au parfum si varié, car il y a ville et ville, les villes qui… les villes que…, les gothiques si flamboyantes d’être gothiques qu’elles ne l’oublieront jamais, deux doigts de leurs mains à mitaines ogivales levées au ciel, sous prétexte de cathédrales, les bourgeoises, fières des immeubles où les familles assises en rond regardent le mimosa mimoser, les courtisanes (pour être poli) folles des bruns excessifs, foulards écarlates, coquetteries de lanternes rouges, pieds pris à la torture dans des souliers mordorés, avec applications serpentines multicolores. Marie Torchon ne tient guère à s’attarder auprès de ces putains, qui ont de l'œil avec n’importe quelle enseigne d’hôtel meublé, ce dont rougissent les cités austères corsetées de forteresses et les rococos, plus incroyables, sous leurs frisotis que les reines de jeux de cartes suisses, passés en fraude à la douane.

Marie Torchon et le gringalet ont rendu visite aux villes-hommes qui ne sont que boutiques de cravates et raquettes à la gloire des adolescents fortunés. Ils ont fait des gracieusetés aux villes-femmes nourries de plumes d’autruche, saoules de cocktails à l’eau de Cologne. Il y a encore les villes-vieilles-filles qui, celles-là, bien avant l’automne, malgré les voilettes de pluie, ont vu se faner leur fraîcheur et leur rose peau de brique devenir peau de bique.

Oxford a demandé une conférence à Marie Torchon, et par sa connaissance du cœur humain, Marie Torchon a séduit la cité universitaire, toujours prête, pourtant, à troquer toutes les sciences de tous les âges contre une paire d’avirons et une bouteille d’Old Port, corsé d’épices.

Mais quand Marie Torchon passe quelque part, l’esprit se met à y briller. La volupté ajoute, du reste, à l’incandescence de cette dame de lettres. Aussi, un jour que, dans un train qui l’emporte, elle se sent feu et flammes, plus feu, plus flammes que jamais, un échotier qui l’aperçoit publiera, sous le titre « Torchon qui brûle », des lignes qui moqueront et l’ardeur de l’amoureuse et le contraste de cette ardeur, avec l’air impassible de l’aimé que chaussures, costume et chemise choisis par la flamboyante, dans une gamme rose et beige, métamorphosaient en parfait glacé.

Mais qu’importe à cette passionnée, la sauce malveillante à quoi on l’assaisonne. Brûlée de désir, consumée d’inspiration, elle jongle avec les charbons ardents qui, jaillis des roues, s’ordonnent au gré du rythme ferroviaire, en couplets. Et la voilà qui devient la Reine Hortense du XXe, car si la belle-fille-belle-soeur de Napoléon, en célébrant le jeune et beau Dunois partant pour la Syrie, sut donner à l’époque sa juste romance, sans Marie Torchon, le XXe siècle n’eut pas eu de chansons digne de lui, n’eut pas cette chanson du jeune européen, qu’Augusta s’empresse de faire traduire en quinze langues et répandre par capitales, grands ports, villages et simples hameaux, de Gibraltar à Dantzig, de Bergen à Capri, des monts Tatras à Perros-Guirec.

Espéranza qui suit, dans les journaux du soir et du matin, les déplacements de son fils et de sa bru, écume à la lecture de toutes ces prouesses paneuropéennes. Elle qui ne vit plus que pour Panroma, comment supporterait-elle de voir le gringalet, en passe de devenir vedette du pan dont elle est décidée d’avoir la peau.

Bien entendu, elle le déshérite, prend toutes les précautions en bonne et due forme testamentaires, afin que sa fortune aille aux milices fascistes, à charge pour ces dernières d’en faire un usage panromain.

C'est une consolation, une revanche, mais un peu mince, si elle pense que son avorton de fils, non content d’être le jeune européen, entend devenir et devient M. Europe lui-même. Oui, Marie Torchon s’est littéralement arraché la plume des doigts pour la passer à son mari, et qu’il soit à l’Europe ce que fut à sa république originelle, M. France, en un temps où la mission civilisatrice était le fait d’un seul pays et non d’un continent.

C’en est trop.

Espéranza subventionne un journal romain, rien que pour la joie de dénoncer quotidiennement, dans l’éditorial de la première page, la romancière de la médiocrité et un gringalet, dont elle, sa mère, la voici prête à jurer que si durant son sommeil on lui ouvrait le crâne pour remplacer sa cervelle par une éponge, il ne s’apercevrait pas de la substitution et, tout au plus, se demanderait comment on peut avoir si mal à la tête.

D’Annunzio, touché par l’attitude cornélienne de la duchesse de Monte Putina, lui consacre un long poème où il la compare, tour à tour, à la mère des Grecques, à la louve nourricière de Remus et Romulus, au laurier-sauce, à l’olivier, au marbre de Paros, à la mer Tyrrhénienne, à Antoine, à Cléopâtre, à Juvénal et à Marc-Aurèle. Espéranza encadre et accroche dans son grand salon le parchemin autographe et enluminé de la main même du poète-soldat. Ainsi encouragée, exaltée contre M. et Mme  Europe, elle ne se contente plus d’insinuer. Elle crie, elle hurle qu’ils sont payés par les soviets, l’intelligence service, les révolutionnaires chinois. Elle pastiche non sans bonheur Léon Daudet. Elle ridiculise le petit jeunet-jaunet qui joue les madons des sleepings, pauvre littérateur anémique abreuvé d’un cocktail de toutes les encres, nourri de sandwiches à toutes les poussières.

Pénétré du sens politique profond qui, voilà déjà bien des années, décida l’Italie à entrer dans la Triplice, c’est-à-dire à signer un traité d’alliance avec une voisine qu’elle était décidée à dépecer dès la première occasion, Espéranza, digne de sa patrie d’adoption, écrit des lettres fort affectueuses au prince des journalistes. Elle attend qu’il aille s’installer en Albanie pour lui faire une guerre douanière, qui ne sera pas de la bibine. Simple avec les simples elle attise, d’autre part, la double jalousie féminine professionnelle qui, chez la lauréate des jeux floraux, est devenue haine implacable depuis que, sans crier gare, la populiste s’est mise à versifier.

Synovie se jure de réduire les Europe à l’état de chair à saucisses, sans, du reste, mettre en cause si peu que ce soit Paneuropa, dont son mari est le seul représentant médical autorisé et justement doit aller comme tel présider un congrès d’hygiène mentale tout à fait dans la ligne du programme de Coudenhove Kalergi, puisqu’il s’agit de fixer les statuts d’une Association paneuropéenne pour l’aristocratisation des névroses.

Synovie pousse l’invective si loin que Marie Torchon, passant par Paris, la cite en justice. L’avocat de Synovie, pour éviter la condamnation de sa cliente, et aussi dit-on soudoyé par la plaignante, plaide l’irresponsabilité. Synovie se fâche. En alexandrins jaillis spontanément de sa poitrine, elle refuse d’être ainsi défendue. Altercation, tumulte, bagarre dans le prétoire. On emmène la poétesse à l’infirmerie spéciale du Dépôt.

Le scandale ne fait que commencer. Marie Torchon, interviewée, déclare qu’elle-même ne saurait dire si son ennemie est une criminelle simulatrice ou une folle furieuse. Elle insinue qu’il se pourrait fort qu’il y eût eu du louche dans la mort du premier mari de celle qui, à cette époque, n’était qu’Escarbille dans l'œil. Les échotiers vont fouiller dans les vieilles collections du Petit Bordelais et ressortent, arrangent à leur manière, l’histoire de la lampe électrique et de la fleur de magnolia. Ce suicide ne fut-il pas un meurtre ? Mais, en attendant, parce que la grande lyrique n’a jamais craint de jeter des comètes de métaphores jusque dans la grisaille des conversations les plus quotidiennes, il n’est pas besoin de chercher très loin pour trouver, parmi ces messieurs de la médecine légale, trois experts qui, concluant à l’aliénation mentale, décident de l’internement. Le moindre de ses vers, malgré la très correcte prosodie, fourmille, paraît-il, des preuves de sa démence. Tout semble alors se tourner contre Synovie. Que du seuil de l’asile, elle s’écrie : « Apollon me protège, malheur à qui me poursuit », et cette simple petite phrase lui vaut de faire connaissance avec la camisole de force. Elle n’en a pas moins raison d’invoquer le dieu aux cheveux d’or, car le psychiatre revient et la délivre. Mais ses ennemis n’en seront point quittes à si bon compte. Trop élégiaque pour devenir procédurière, si elle renonce à traîner devant les tribunaux les Europe dont les manœuvres furent d’ailleurs fort souterraines, elle n’en porte pas moins l’affaire au grand jour, dans la grande presse.

Le prince des journalistes, qui ne veut pas se compromettre, refuse de dire un seul mot de l’affaire. Mais, à part lui, tous les autres directeurs de quotidiens matinaux ou crépusculaires sont trop heureux de mettre au premier plan, à la première page, à la première place, cette affaire qui leur permet sinon d’escamoter, du moins de réduire au minimum quelques révoltes coloniales dont, en haut lieu, on ne tient guère à laisser parler.

Synovie n’a donc qu’à choisir. Elle va droit à la rédaction du journal à gros tirage, monte chez le directeur, secoue sa tête tintinnabulante d’ïambes vengeresses. Des vers tombent, s’ordonnent d’eux-mêmes sur le papier. On les porte à l’imprimerie.

Multiples sont les péripéties de cette affaire Synovie sans cesse renée de ses cendres. Quand elle va mourir, il y a soudain quelque nouveau scandale, à cacher et on la ressuscite. Hier, c’était un cardinal pris en flagrant délit d’attentat à la pudeur ; aujourd’hui, c’est un ministre qui fait trempette dans un joli scandale financier. Mais puisque Synovie se promène au bras de son psychiatre, les feuilles gouvernementales louent d’être si juste la justice d’un pays assez juste pour libérer qui a été injustement reclus. Un pamphlétaire se voit accusé d’outrage à la magistrature parce qu’il a osé écrire qu’un internement inique, même temporaire, ne prouve guère le bon état de l’appareil juridiquant. Espéranza, qui n’a pas oublié les beaux temps de l’affaire Dreyfus, envoie d’Italie des fonds secrets pour alimenter une lutte fratricide entre Français. Les Europe répondent à tout et à tous. Leur ton de franchise, s’il ne convainc personne, trouble tout le monde. À l’Opéra, un jour de festival wagnérien, Synovie gifle le gringalet, et Marie Torchon riposte par un soufflet bien appliqué sur la joue du psychiatre. Augusta sort à cette minute de sa loge, veut séparer les combattants, rétablir la paix, but de sa vie. Elle y gagne juste d’avoir sa robe déchirée et de mécontenter la poétesse. Les beaux jours de Paneuropa sont décidément terminés. Synovie et son psychiatre tiennent à montrer à Hitler que la France, elle aussi, est capable de nationalisme. Le psychiatre publie Coït et douce France, tandis que Synovie y va de sa Marseillaise des Français qui veulent être français.

Et voilà comment est oubliée la chanson du jeune européen.

Marie Torchon est vaincue.

Synovie n’a plus qu’à songer au repos sur ses lauriers, à la retraite, au silence, à l’amour.

Les écrivains bien-pensants la félicitent, tant par lettres privées qu’au cours d’articles dithyrambiques. Mais les plus chrétiens d’entre eux ont raison de lui rappeler que le bonheur n’est pas de ce monde. La providence sera de leur avis.

Le psychiatre, loin de la capitale, où ses consultations, ses rapports et sa doublement généreuse activité d’homme et de médecin lui tenaient lieu d’assurance contre les idées dangereuses, un jour qu’il avait mis bas la redingote réglementaire pour explorer mieux à son aise les greniers de Mémoire ancestrale (ainsi avait-il fort à propos rebaptisé la demeure paternelle) se prit à penser que ses ancêtres n’avaient point bâti cette maison, la sienne aujourd’hui, par simple peur du chaud et du froid. Et lui-même de se cogner aux poutres et chevrons d’un toit brûlant qu’il préfère aux champs où en compagnie de sa chère Synovie, il pourrait, à cette minute, se promener tête haute. Il remercie ceux qui ont mis pierre sur pierre, moins contre les courants d’air que pour protéger l’esprit de tout vertige.

Et d’embrasser sa sœur, la charpente.

Et de revêtir sa redingote.

Et de songer au retour dans le sein maternel et du sein maternel dans la verge paternelle, et de la verge paternelle… mais de la paternelle où aller ?... où aller de fil en aiguille, de fil de vierge en aiguille de pin ? Mais la femelle du pin, c’est la… Mais attention. Pas de cochonnerie. Tant pis si la chaîne se brise. Tant pis d’un tant pis qui est le revers, le côté pile de la médaille, d’une médaille qui n’a pas de face puisqu’il n’y a pas de tant mieux. Mme  Europe, née Marie Torchon, est évolutionniste. Grand bien lui fasse. Le psychiatre ne veut pas courir la prétentaine. Avec sa chère Synovie ils restent chez eux. Dans la forêt chrétienne. Pas mal trouvé comme titre pour le prochain de la poétesse : « Dans la forêt chrétienne », autrement dit en plein infini, et ce n’est pas plus difficile, car si du sein maternel on tombe dans le défini, retourner au sein maternel ne peut être que remonter jusqu’à l’indéfini, et une fois qu’on y est on y reste, mais non sans prendre soin de faire, d’une pichenette, sauter une syllabe gênante, pour métamorphoser le vague indéfini en infini bien réconfortant.

Et c’est pourquoi, dans le grenier de Mémoire ancestrale, un psychiatre se tient roulé en boule.

Sa femme le cherche des heures avant de le dénicher. Le retrouve-t-elle, il refuse de se relever, de la suivre, de descendre à la salle à manger où pourtant les attend le déjeuner servi depuis un bon moment.

La rusée, qui le sait gourmand, lui parle de gigot aux haricots, de bon fricot.

Il ricane :

« Votre gigot aux haricots, je le vois d’ici, ma chère. Encore et toujours une arme à deux tranchants. Vous pariez pour, je parie contre. Chacun de nous a raison et tort à la fois, car il y a le pour et le contre. Ainsi j’ai découvert que la kleptomanie et le vol c’était bonnet blanc et blanc bonnet. Or supposez que me soit dérobée la cravate de commandeur de la Légion d’Honneur que m’a value cette trouvaille. L’avocat de mon voleur arguera de mes savants travaux pour prétendre que si la kleptomanie c’est du vol, le vol c’est de la kleptomanie. Il plaidera donc l’irresponsabilité, dira que son client est un maniaque et, comme tel, digne d’indulgence. Et l’homme qui aura eu l’audace de me voler ma décoration sera acquitté. Et moi, de quoi aurai-je l’air quand j’irai dans le monde. Car je veux aller dans le monde, na. C’est héréditaire. Mon feu père, un psychiatre, lui aussi, allait chez la princesse Mathilde. Il aimait surtout à rappeler le soir où rue de Berri, le comte Primoli ayant rapporté de Rome un disque de gramophone sur lequel était enregistrée la voix de Léon XIII donnant sa bénédiction, il avait fait entendre les vénérables syllabes latines, fortement accentuées par l’organe caverneux et nasillard du Souverain Pontife, qu’écoutaient, inclinés, un cercle d’hommes en habit noir et de dames en robe de soirée, épaules nues et gorges découvertes, pieusement agenouillées devant la boîte magique d’où sortait, fantôme sonore, le Benedicatvos papal [22] . Je vaux bien Primoli. Je prime au lit, comme dirait notre chère lady Sussex qui, elle, prime rose. Mais la princesse Mathilde est morte. Alors j’irai chez la duchesse de Guermantes, vous savez bien l’Oriane de Marcel Proust. J’irai ce soir à son bal. Oui, j’irai. Vous, Synovie, vous êtes trop belle, trop imposante personne pour m’accompagner. La fête est en l’honneur de Mlles Duvet de Cygne, de Mmes Poussière de Diamant et de MM.  Éclats de Mica.

« Vous pouvez imaginer si, par le faubourg Saint-Germain et les quartiers élégants, les langues vont bon train. Les grosses ballonnées qui se gonflent à coups de sandwiches, les vieilles montées en graine qui s’arrosent au champagne et les brillants causeurs qui viennent de fonder l’Association des aristocrates contre les radiateurs, parce que le chauffage central les prive des cheminées auxquelles ils aimaient à s’accouder pour raconter quelque piquante anecdote, non, personne de ce beau monde n’a reçu de carton. Nul, certes, n’aurait à se formaliser puisque seuls ont été priés parcelles et brimborions, mais tous ne s’en livrent pas moins à des commentaires fort désobligeants qu’Oriane, dédaigneuse, écoute à la T.S.F.

« Oriane. Sirène des mondanités 1900 et, comme telle, toujours prête à finir en évanescente queue de poisson, Oriane, au lieu de vêtir, ainsi qu’elle en a pourtant l’habitude, ses pieds de souliers arachnéens, elle les a emprisonnés tous les deux dans un même et unique corset de nacre à baleines d’algue et dentelles de varech. Pour la marche, il y a plus commode. Mais Oriane a décidé de recevoir couchée sur un tapis vert d’eau, à la laine fleurie de plantes sous-marines et de rares coquillages.

« Marcel Proust, trop fin pour acheter de son argent juif un titre de comte du pape, vient de troquer le nom de ses pères contre un nouveau où l’article défini tient lieu de particule. Il se fait appeler M. Le Snob.

« Or M. Le Snob, pour que la chronique ne soit point exclusivement consacrée au raout d’Oriane, M. Le Snob a décidé de donner un grand dîner au Ritz. Moi, le psychiatre, je suis à la mode. J’aurais pu être convié à la fois au bal des Guermantes et grand tralala de Marcel Le Snob. Je ne vais tout de même pas écorner le temps à passer chez la duchesse. D’ailleurs, Marcel Le Snob, au dernier moment, constatera d’impardonnables défections. Les infiniment petits, dévoués corps et âme à leur bienfaitrice, n’ont-ils pas déjà couvert toute la ville de grafitti qui menacent les juifs et ceux qui acceptent de s’asseoir à des tables de juifs. Les souvenirs de l’affaire Dreyfus se rallument. On pavoise aux couleurs de Jeanne d’Arc et il y a un tel antisémitisme dans l’air que ceux qui se rendent au Ritz rebroussent chemin. Seul continuera le sien un maréchal de l’armée française, un doux rêveur, tout aux nuages de ses chers gaz asphyxiants et trop absorbé par ses pensées épiques pour remarquer l’aspect inaccoutumé de la capitale.

« Bien entendu, Marcel Le Snob se vengera de la pusillanimité générale sur le maréchal. C’est la vie, Synovie. Au lieu de faire servir à son invité tout ce que lui promet la carte du menu, l’inviteur envoie le maître d’hôtel chercher une bonne ration d’avoine. Mais à la guerre comme à la guerre. Donc, le maréchal d’engloutir son picotin en cinq sec. Et Marcel Le Snob de rire jaune en sirotant sa camomille avec, dans ses grands yeux lourds, cette mauvaise lueur qui signifie : Tu fais la bête pour avoir du foin, et bien mange…

« Quand il ne restera plus un brin de paille dans son assiette, le maréchal, ayant pris goût à cette nourriture, fera le tour de la table à quatre pattes pour arracher le cannage doré des petites chaises veuves de cul, puis, toujours à quatre pattes, et sans même prendre le temps de dire « au revoir et merci », ce grand capitaine, un vrai centaure, de se précipiter au galop chez Oriane.

« Il commencera par aller disputer leur pitance aux chevaux de trait et de selle, puis, des écuries montera au salon, d’où ses ruades auront tôt fait de chasser toute l’assistance, votre serviteur, le psychiatre, excepté. Soudain couché le long de celle que son corset pédestre à baleines d’algue et dentelle de varech a empêché de fuir, d’un sabot impérieux il la retournera. L’étoffe garance servant de peau à ses pattes de derrière, alors de se gonfler, se fendre pour l’éclosion d’une verge comme il ne s’en trouve pas dans tous les vergers. À ce spectacle, l’aristocratique froideur d’Oriane se métamorphose en incendie. Une épaisse fumée lui monte des jarrets, des cuisses, du nombril, des aisselles, de la bouche, des narines…

« Cette fumée, Synovie, la fatalité voudra qu’elle se masse devant votre mari. C’est de l’ectoplasme à succube. Mais quelle contenance prendre pour ne point compromettre son avenir ? Quand on a déjà rompu avec Augusta, froisser Oriane serait une catastrophe. Il y va d’un avenir poétique, d’un avenir médical. Il faudrait être l’ambitieux-type, il faudrait être Julien Sorel, puisque la fumée a déjà pris la forme de sa maîtresse : Mathilde de la Môle. Le Rouge et le Noir. Sauvés ! Vous êtes, nous sommes sauvés, Synovie. Ne soyez pas jalouse, Synovie, si je promets à cette statue un ensemble de breischwantz et jersey corail ou sang de boeuf ou pourpre…

« Mais quoi ? où suis-je ? Mathilde de la Môle s’est perdue dans je ne sais quels brouillards, elle et la tête de son amant décapité qu’elle avait juré d’aller enterrer. " Synovie, c’est Synovie qui avait raison avec son gigot aux haricots.

« Donc saisissons la balle au bond.

« Parlons un peu de haricots. Le haricot a la forme d’un rein. Mais à quoi bon comparer reins et haricots si nous ne savons rien ni des reins ni des haricots. Et si l’on vous disait, Synovie, que le gigot se mange aux reins ? Que répondriez-vous ? À partir de ce jour, Dieu sondera non les cœurs et les reins, mais les cœurs et les haricots, ô haricot de mon cœur, cœur de haricot, haricot de rein, de cœur de haricots. Mais quoi, vous semblez rêveuse, chérie. Qu’avez-vous, ma charmante ? Vous trouvez qu’on bat la campagne. Eh bien, pour votre anniversaire, on vous offre ce proverbe : Mieux vaut battre la campagne que d’être battu par la campagne… »

Parvenu à ce point de son discours, l’éloquent psychiatre se met à faire à quatre pattes le tour des ombres hétéroclites qui doublent les objets accumulés dans ce capharnaüm, car le soleil qui glisse par l'œil-de-bœuf suffit à dessiner sur le plancher le schéma des 32 positions, vous savez bien les fameuses 32, avec leurs mouvants triangles, ellipses et paraboles et aussi parallélépipèdes, à l’usage des salopards, grands vicieux et gueulettes en or. Pensez comme il y aurait à s’en vouloir de laisser se perdre l’occasion de contempler ainsi disposés, superposés, entreposés les éléments d’une géométrie que le timide

Euclide

(vive la rime, poétesse !) ne fit que supposer. Et maintenant, ongles, oncles des angles, étranglez les étranges, étanchez les étangs, écorchez les écorces. La géométrie, née du sable grec, vous vous rendez compte, Synovie, vous la non moins visuelle qu’effective. Mais si sensible que vous soyez, vous n’en êtes pas moins posée. Donc on vous additionne aux trente-deux positions :

32 + 1 = 33

33, les deux bossus.

Mais nous y sommes. Nous n’avons jamais cessé d’y être. 33, les deux bossus. Sont-ils assez guignolets les amours ? On va leur payer un coup de maison close. Hélas ! en fait de maison close, aucune ne l’est autant que Mémoire Ancestrale. Mme  Irma, la maquerelle, leur fait, il est vrai, une touchante réception. Et c’est une belle créature qui porte, brodé sur sa robe de crêpe-satin noir, un palmier tout en strass lui partant des pieds pour lui monter jusqu’aux seins, qu’une cuirasse wagnérienne maintient à une très respectable altitude. À l’ombre de cette imposante végétation couturière les bossus n’en mènent pas large. Pour les ravigoter Mme  Irma va les mener au cinéma cochon. Le film s’appelle La Leçon de Géographie :

Une salle de classe où bancs et pupitres sont vides. Sur l’estrade, une dame en voiles et très pompeuse robe de deuil. On ne la voit que de dos. Soudain, elle étend la main et se met à caresser d’un doigt distrait une carte de l’Europe pendue au mur. Alors l’Italie, lasse de n’être qu’une botte dans une mer bleue, se dit qu’elle va montrer quel usage doit être fait des presqu’îles. Elle prend donc du relief, saille, déchire d’une brusque poussée les contours qui la tenaient prisonnière d’une surface plane. La dame en deuil détache la volumineuse chose et se retourne. Alors on reconnaît Augusta. Augusta relève ses jupes et pour prouver à la fois qu’elle en est bien au stade anal et qu’elle n’a pas à se gêner avec Espéranza, elle s’enfonce l’Italie où vous pensez. Mais, avoir une Monte Putina dans les boyaux ce n’est pas une petite affaire. Violentes secousses sismiques par tout le corps de l’archiduchesse, soumis à de tels troubles internes que soudain les dessous et la robe se déchirent. Espéranza nue, gonflée, informe, et toujours le chapeau sur la tête, mais le voile participant de la fabuleuse révolution organique qui, peu à peu, se rythme dans son amplification même. Grand tintamarre. On joue à dix gramophones qui ne sont pas réglés les uns sur les autres la Valse de Ravel. Close up. Le nombril d’Espéranza figuré d’abord par une couronne, est devenu un oeil-de-bœuf. « L’œil de l’Europe », ricanent les rageurs petits taureaux africains. La pupille de cet oeil, c’est le visage d’Espéranza. La pupille aura raison de la maîtresse d’école. Espéranza arrive à sortir par cette lucarne, mais avec de tels efforts qu’Augusta explose. Les morceaux informes d’Augusta jonchent le sol, Espéranza, tout en remettant de l’ordre dans sa toilette, remonte sur l’estrade. Elle contemple la carte de l’Europe où la cueillaison de sa chère patrie a laissé un trou ? La Méditerranée, l’Adriatique ne sont pas des mers bien agitées, surtout sur des planisphères. Et pourtant voilà que des vagues s’élèvent tout autour du trou qui marque l’emplacement de la grande soeur latine. Des vagues s’élèvent mais ne retombent pas. C’est, un buisson de poils bleus dont le coeur ne peut être que de corail. " Mais c’est le buisson ardent de l’Écriture ", s’écrie la grande dame romaine trop heureuse de concilier l’ancien testament et la mythologie. Et elle se jette à pleine bouche sur ce sexe d’Amphitrite, ce sexe qui néglige d’avoir un corps. Le prince des journalistes, devenu roi d’Albanie, de son palais a pu contempler la scène. Il se sent congestionné, réclame son épouse. Mais la reine Primerose qui a le bras long est occupée à masturber les Dolomites. Une voix, la voix de la conscience, chante au nouveau roi d’Albanie :  


Souviens-toi des Sybarites.
La Reine
Aime Les Dolomites.
Redeviens donc Sodomite.
Il ne se le fera pas dire deux fois.
Dans l’espoir de fellations simultanées et réciproques, il part pour le pays des fellahs…


– Et la suite ? interroge Synovie.

– La suite ? Mais les deux bossus, les deux 3 de 33 firent 69.

– Les deux 3 de 33 faire 69 ? reprend la poétesse.

La béatitude l’illumine. Elle déclare :

– Puisque la volupté peut de tels miracles, que les lentilles qui, des années et des années me tinrent lieu de seins, se gonflent ; oui, gonflez, gonflez mes seins. Je ne serai d’ailleurs ni dupe, ni victime de vos exubérances. Si vous exagérez, je vous couperai et vous me servirez de cloche à fromage. De cloche à mettre chacun des 3 de 33, que nous ne pouvons tout de même pas laisser toute la journée faire 69…





Les journaux du lendemain devaient annoncer l’assassinat de la poétesse par le psychiatre et le suicide de ce dernier. On avait trouvé la malheureuse la gorge tailladée. Quant au psychiatre, avant de se faire justice, il avait écrit avec le sang de sa femme sur le plancher : « Nous avions décidé de faire de ses seins des cloches à fromage…. »

Si l’on rappelle que toute une génération dont il avait été le dieu traita le général Boulanger d’homme frivole, parce qu’il s’était tué sur la tombe de sa maîtresse, on peut imaginer la colère de la France entière, le jour qu’en buvant son café au lait elle apprit la mort scandaleuse de sa poétesse nationale.

Mme  Europe, née Marie Torchon, se paya le luxe d’un certain Don Quichottisme et, bien qu’ayant renoncé aux lettres, prit la plume pour défendre la mémoire de son ancienne ennemie.

Espéranza trouva le geste élégant et pardonna son mariage à son fils qui venait d’ailleurs de recevoir le prix Goncourt.

Et ce ne fut point la seule réconciliation.

À un cœur panromain, l’incendie du Reichstag par le schön Adolf ne pouvait que rappeler celui de Rome par Néron. À un coeur paneuropéen l’idée hitlérienne – acquérir des terres à l'Europe [23] aux dépens de la Russie. Mais alors il faudrait que le Reich reprît la route jadis tracée par les chevaliers teutoniques et qu’à l’aide du glaive allemand, il donnât de la terre à la charrue allemande et son pain quotidien au peuple allemand – l’idée de coloniser l’URSS apparaissait simplement lumineuse. Augusta éblouie en avait eu son chemin de Damas. Elle s’était convertie au national-socialisme. Elle et la duchesse de Monte Putina se devaient, dès lors, devaient au salut du monde, de faire la paix.

Pour l’instant, elles travaillent, l’une à Berlin, l’autre à Rome, chacune dans sa sphère et selon ses moyens, à l’élaboration d’une Sainte-Alliance contre le bolchevisme. Elles ne rêvent plus que du directoire des quatre puissances. Les journaux russes-blancs qui paraissent à Paris, entre des provocations au meurtre et des hommages au duce et au führer, leur consacrent des articles enthousiastes.

Augusta, vraie Walkyrie, porte sur sa robe, à la ville et à la campagne, la cuirasse de feu l’archiduc et met des éperons à ses bottes. La bru Wagner peut faire les yeux doux au schön Adolf. Augusta ne craint point la concurrence

Et d’ailleurs…, etc., etc.,

(La suite à la prochaine guerre.)


  1. Ville de Bata.
  2. En tchèque : glace.
  3. Note de l'Auteur : En vérité, j’ai entendu de mes propres oreilles l’abbé Bremond, inventeur de la poésie pure, faire cette confusion entre Ubu et Bubu.
  4. Phénoménologie de l’angoisse, annonce Heidegger, le plus fameux des phénoménologistes actuels. Au lieu d’étudier le comment de l’angoisse, il se contente de constater le pourquoi qui l’exprime, le pourquoi surgi du mystère de l’Être qui nous oppresse.
    Mais le philosophe de Fribourg ne se trouve pas trop mal dans le cul-de-sac métaphysique, puisque, lui-même, à sa propre question répond : « Chacune des questions métaphysiques ne peut être posée que si celui qui la pose est, comme tel, inclus dans la question, c’est-à-dire se trouve lui-même mis en question. »
    Resterait encore à savoir si, pour un tel poseur de questions, pour un poseur de telles questions, toute question métaphysique n’est pas un moyen d’éviter d’autres questions, celles-là concrètes. Détournement dans l’abstrait. Fuite.
  5. Ici mettons les points sur les i de ce mot qui en compte deux et sert de titre à un livre dont la lecture émut si fort le spectateur alors lycéen-puceau mais promis à un avenir bisexuel. En même temps que cette bisexualité (premier point), mentionnons l’usage intermittent d’alcaloïdes divers par le même (second point). Cet éclectisme dans les rapports sexuels et les drogues a toujours semblé à l’éclectique lui-même de fort mauvais aloi. Une libido non fixée risque d’être une vraie volière à frivolités. Mais les grands oiseaux carnassiers sont entrés dans la maison des petits oiseaux, des petites chansons. À force de fréquenter les vautours, il vous pousse des griffes déchiqueteuses, un bec dépeceur. On apprend à se défendre, à attaquer, si l’on n’a point le masochisme de vouloir se faire manger le foie, tel Prométhée, qui se laisse punir, qui se fait punir pour avoir inventé ce qu’il est, l’homme.
  6. Aux assises de Versailles (décembre 1932, affaire Wahl-Davin), il fut dit que le criminel ne l’était devenu que pour avoir poussé jusqu’à l’abrutissement l’amour de soi et ses pratiques.
  7. C’est la couleur chic ; une couleur très tendre, puisque, comme l’a écrit Synovie (pour chanter sur l’air bien connu : Cœur de tzigane est un volcan brûlant) :

    Cœur de préfet
    est un paradis,
    joli.
    Cœur de police
    est un délice,
    très lisse.

    Le « cœur de préfet de police » est donc un rose doré, lumineux qui traduit en teinte mode la fameuse phrase : « Toute vie humaine est pour moi couleur de jour », prononcée par le roi-soleil de la Tour Pointue, en plein conseil municipal pour clore le bec à ceux qui lui demandaient de très indiscrètes explications sur un internement arbitraire.

  8. La Croix, 21 janvier 1933.
  9. Elle est d’accord avec M. Alain, l’homme aux « propos », pour qui celui qui ne pratique pas le grec et le latin est un faible d’esprit, un imbécile. Elle a répondu avec l’enthousiasme qu’on peut deviner à M. Benda conviant (N.R.F. févr. 1932) ses lecteurs à honorer l’Église, quels qu’aient été ses mobiles, quand, au concile de Trente, elle repousse l’emploi des langues nationales pour la messe, maintient le latin.
  10. Ce coup de maitre n’était, du reste, pas un coup d’essai de l’impérialisme puisque, en 1930, au Chili, la flotte s’étant révoltée à la suite d’une diminution de salaires et les ouvriers de Valparaiso, Santiago-de-Chili, Coquimbo et Antofagasta, ayant, pour les soutenir, proclamé la grève générale la bourgeoisie chilienne fit appel à la flotte américaine dont les avions lancèrent des bombes et réduisirent ainsi les révoltés
  11. Cette lettre fut citée, pour la première fois, par Jean Guéhenno dans une étude intitulée M. Gide (Europe, 15 février 1933). À l’époque où elle parut, Gide, après s’être déclaré, dans son Journal (N.R.F., sept. 1932), prêt à donner sa vie pour les Soviets, avait écrit (Lettre à Ghéon, N.R.F., oct. 1932) qu’il réprouvait toutes les guerres, les civiles et les impérialistes. Il expliquait ses scrupules. Mais on pouvait le taxer au moins de quelque byzantinisme, à le voir tourner ainsi, autour de l’idée d’honnêteté, alors que, non la vague mais l’impitoyable mascaret de la réaction se précipitait à une telle allure que, sans la plus légère ombre de pragmatisme – en régime capitaliste, pour un écrivain issu de la bourgeoisie, il n’est pire pragmatisme que de s’en dire exempt, puisque prétendre, selon la pédante et sournoise formule, qu’on n’écrit point ad probandum, signifie qu’il n’y a rien à prouver, rien à prouver contre le régime dont on se fait ainsi complice – le courage intellectuel consistait à chercher le plus court chemin et la clairvoyance à le trouver. À propos du fascisme en Allemagne, tandis que tant d’autres s’empressaient de prendre la tangente nationaliste, Gide, lui, prenait la ligne droite et constatait :
    « L'Allemagne est en train de nous donner un effroyable exemple de l’oppression à laquelle est fatalement entrainé un pays qui cherche son salut dans l’entêtement nationaliste. Il se saisit aussitôt de tout prétexte ou le provoque et tout moyen de domination lui devient bon. Une telle politique mène nécessairement à la guerre. Ceux qui prétendent vouloir l’éviter devraient enfin admettre que seule la lutte des classes, je veux dire celle de chaque pays contre son impérialisme, peut faire avorter le nouveau conflit qui se prépare et qui, cette fois, serait mortel. » Or, pour un pays, lutter contre son impérialisme, c’est lutter contre sa religion, contre la confusion qu’engendrent, même dans un temps qui se croit la‹c, les survivances des religions. Toutes les séquelles du masochisme chrétien et du masochisme juif – dont il est issu – sont, en Europe, les alliées de l’impérialisme. En Asie, on sait que l’Angleterre n’a pas eu à se plaindre de la passivité bouddhiste, de la non-violence.
    Il faut, en outre, ne pas oublier que le réformisme, auquel le capitalisme a recours dans ses moments désespérés, se manifesta, pour la première fois, sous une forme religieuse. La Réforme ne s’est pas appelée ainsi par hasard, puisque Marx a pu constater que ladite Réforme, si elle avait chassé les curés de certains pays, avait changé en curés ceux qui la firent.
    Il ne s’agit pas de remplacer un curé par un autre.
    Il faut supprimer tous les curés.
    Pour un intellectuel révolutionnaire issu de la bourgeoisie, il n’est pas d’activité révolutionnaire sans activité antireligieuse. Il doit dénoncer sa religion d’origine, tout comme il dénonce sa classe d’origine, la première n’étant qu’un visage, mais le visage le plus redoutable de la seconde, cette hydre.
  12. Dans la France libérale dont la victoire a, quinze années durant, imposé à l’Allemagne des conditions de vie qui étaient, pour tant et tant parmi les vaincus, de véritables conditions de mort, – si l’hitlérisme est l’enfant maudit du traité. de Versailles, ce qui n’est pas douteux, il convient d’ajouter que le fils est tout le portrait de son père, – dans notre belle France libérale, dis-je, où la plus féroce racaille capitaliste verse des larmes de crocodile sur les victimes des nazis, les ensoutanés ne tiennent pas un autre langage que leurs confrères en bondieuserie d’Allemagne, les pires microbes de la peste brune.
    Les faits parlent d’eux-mêmes et il est assez éloquent qu’au pays du sou est un sou, l’Académie d’éducation et d’entraide sociale présidée par Mgr Baudrillart organise dans le monde entier (la voilà bien l’internationale des curetons digne associée de l’internationale des marchands de canon) un concours littéraire destiné à montrer les conséquences néfastes de la doctrine bolcheviste pour la famille, la religion, la société (sic). Le premier prix est de 50000 francs, le second de 20000, le troisième de 10000.
  13. Pour mettre à nu les arrière-pensées si bassement patriotardes que la France, l’Angleterre, les États-Unis masquent derrière leurs campagnes contre l’antisémitisme d’ailleurs abominable du non moins abominable Hitler, il n’y a qu’à constater le racisme de ces trois nations, les deux premières sévissant dans leurs colonies, la dernière à domicile.
    En Afrique, en Asie, l’on sait comment l’homme blanc traite l’homme de couleur. La gueule du canon, voilà le haut-parleur de l’Europe impérialiste.
    La guillotine plus discrète ne chôme pas. De nouvelles victimes ne cessent de venir s’ajouter à la liste des Annamites morts pour la libération de leur pays. À Saïgon, 180 communistes, 50 trotskistes sont inculpés de n’avoir pas fait le jeu de leur aimable colonisatrice. Aux Indes, à Bombay, des hommes moisissent, meurent en prison, coupables aux yeux d’Albion d’être des natives et d’avoir voulu fonder des syndicats ouvriers.
    Dans l’État d’Alabama, les riches fermiers américains ne se conduisent pas mieux envers les noirs que les hitlériens envers les juifs. Un des noirs de Scottsborough est condamné à la chaise électrique, alors que la soi-disant victime de ces jeunes prolétaires a déclaré n’avoir pas subi le viol dont ils avaient à répondre. Et cette blanche est menacée parce qu’elle n’a pas accepté d’entrer, par un faux témoignage, dans le jeu de la justice, elle-même serve d’une classe d’exploiteurs qui veut faire un exemple afin de réduire par la peur la volonté de révolte que murissent les milliers d’esclaves de couleur.
  14. La Hongrie n’a qu’un régent, mais il remplace dignement l’héritier du gâtisme habsbourgeois.
  15. Cette définition est de Baudelaire. Il l’a donnée à propos de Javert dans un article sur les Misérables.
  16. Dans ce sanatorium, où les juifs sont mal vus par les chrétiens et où l’assistance est telle que je n’aurais pas eu le courage d’y rester cinq minutes sans la présence d’Éluard, mon passé, mon probable futur de tuberculeux ayant déjà laissé six côtes dans la bagarre me valurent de prendre une belle rage à la lecture des lignes que Panaït Istrati a eu la nauséabonde sottise d’écrire en tête de son dernier livre. Cet ouvrage, annonce-t-il, cet ouvrage que j’ai arraché ligne par ligne aux griffes d’une tuberculose parvenue à son dernier degré, je le dédie en hommage au pauvre corps humain qui lutte héroïquement avec cette impitoyable maladie, à tous les tuberculeux de la terre, qu’ils soient de braves gens ou des canailles.
  17. Voici, sans commentaire, la liste des conférences : l’Italie fasciste, l’École Polytechnique, l’Art gothique, la Constitution de l’Église, l’Aviation et la Guerre, la Renaissance italienne, l’Alpinisme, la Femme et le Progrès, André Gide, le Canada fran‡ais, l’Abbé Wetterlé, les Églises orientales, l’Aviation au Mont Blanc, l’Alpe inspiratrice, l’Automobile et la Guerre, la Sarre, Laennec
    Les conférences étaient faites par des prêtres, des avocats, des officiers. Quand il s’agit de Gide, ce fut le docteur théologien qui prit la parole. Les problèmes politiques et sexuels ne devaient pas être posés. Pour mieux feindre l’ingénuité, le perspicace médecin des corps et des âmes se demanda, demanda à son auditoire, comment il se faisait qu’il pût, lui, homme si précis, s’émouvoir de la phrase : « Nathanaël, je t’enseignerai la ferveur. » Cet ancien élève des jésuites, donc n’ignorant sûrement point la théorie du jeu de touche-pipi, passant de l’interrogatif à l’affirmatif, déclarait quelques instants plus tard que « l’alcoolisme étant le fait des prolétaires, dans une société sans femme et sans alcool les hommes n’auraient envie ni de faire l’amour ni de boire. »
    Tant de niaiserie, d’hypocrisie lui valut de s’entendre poser à lui-même ainsi qu’à l’assistance dont il était digne les questions tabou. Quelqu’un, un des juifs mal vus lut la déclaration citée plus haut. Inutile de dire qu’elle indigna les curés branloteurs, les officiers rageoteurs, l’intellectuel parloteur et les amorphes écouteurs qui avaient aimé à croire Gide encerclé dans son immoralisme, dans son individualisme et incapable d’en sortir pour prendre parti – prendre parti contre eux – sans réticences.
    Dorénavant, il ne sera donc plus conférencié que sur des sujets de tout repos : le fascisme, la guerre, l’église.
  18. On connait l’antienne sur le bon vieux temps et les lamentations des riches à la pensée de ce que l’avenir leur réserve. La minorité des exploiteurs gémit, larmoie, dès qu’on lui rappelle que le machinisme, qui a changé les conditions du travail, veut que la condition des travailleurs, elle aussi, change.
    Pauvres chers patrons qui aimaient tant se vanter de ne point payer leurs ouvriers à ne rien faire. Ils ont payé le moins possible et fait faire le plus possible. Ils ont donc bien mérité de la société. Et c’est quand même la crise. Ils n’y comprennent rien.
    Surproduction : la rapacité de quelques exploiteurs n’a point permis à la masse des exploités de consommer ce qu’on les forçait à produire. Le capitalisme charge les agents de ses polices nationales, internationales et religieuses d’étouffer, de réprimer les mouvements d’une colère née de la misère, de la guerre dont il est fauteur. Mais plus l’opprimé est opprimé et plus il tend à se libérer. Le plus opprimé est toujours le premier à se libérer.
    Le monde intérieur est soumis aux mêmes lois dynamiques que le monde extérieur dont il est le reflet et sur lequel il se reflète. Ainsi la pensée se cabre, prend son élan, à l’instant qu’elle se trouve le plus implacablement censurée. Dada se déchaine au beau milieu de la guerre et transforme en tremplin chacune des défenses classiquement opposées de temps immémorial à l’imagination. Les phrases tombent, sautent, dansent en cascades alors même qu’il est interdit partout de dire un mot plus haut que l’autre.
    Après les bombes individuelles, après le terrorisme initial, en réponse aux meurtrières iniquités, après la phase nihiliste, les révolutionnaires s’organisent, étudient pour connaitre le fonctionnement réel de l’univers et pourquoi les lois n’y sont plus d’accord avec la nécessité et comment la révolution retrouvera, renouera le fil de l’évolution rompu par la faute d’une minorité qui voudrait immuable la société dont elle profite ou n’accepterait de consentir, à la dernière rigueur, que des réformes dérisoires. Parallèlement, dans une France victorieuse où la muflerie satisfaite s’opposait à tout essor intellectuel, les intellectuels décidés à cet essor, les intellectuels à tendance révolutionnaire, après Dada, s’attaquent à l’étude du réel fonctionnement de la pensée (surréalisme). Toutes les questions sont posées, car il s’agit de savoir par quels buissons d’actions et de réactions est suscitée la course de l’esprit et quels buissons d’actions et de réactions sont, à leur tour, suscités par cette course.
    Alors jaillissent des lianes de mercure, des liserons de vif-argent qui palpitent de l’un à l’autre pôles. La courbe va du plus secret au plus extérieur, de l’inconscient au conscient et vice versa. À travers choses, sensations, sentiments et idées, que de crépitants aller et retours. L’écriture est non plus un simple moyen d’expression, mais la ligne sismographique d’une pensée toujours en marche, et, comme une ombre tient à un corps, elle prolonge l’homme jusqu’à la connaissance d’une nécessité poétique, interdépendante de toutes les autres nécessités, et qui, à leur exemple, ne s’illumine que pour faire la preuve éclatante de toutes les autres nécessités, jusque dans le fin fond le plus secret des vases communicants.
  19. Cette Réalité, elle joue le rôle sordide et très catholique d’antithèse dans la sordide et catholique synthèse dont le flic des flics, Dieu l’immobile, est la thèse. Le culte de cette Réalité, le Réalisme à la saint Thomas, n’est que la consécration, la déification par le profiteur de ce qui est à son profit, de ce qu’il veut voir demeurer à son profit, aux dépens du devenir de l’humanité, tel que le déterminent les réalités et les besoins qu’elles impliquent. D’où le succès du thomisme auprès des intellectuels bourgeois, d’où les conversions des petits maitres à danser les menuets littéraires, assez rusés, assez nerveux pour avoir soudain, plus ou moins consciemment, pressenti au fin fond des jardins esthétiques où ils s’en étaient allés batifoler qu’un grand vent rouge allait les éparpiller eux et leurs œuvrettes.
  20. Hegel.
  21. Cette constatation de Baudelaire (Salon de 1846), de quel jour pathétique elle éclaire un homme, l’œuvre d’un homme qui sépara, malgré lui, dans sa vie, l’amour qu’on fait de celui qu’on sent, et demeura impuissant auprès de la femme qui lui inspirait ses vers les plus fervents !
  22. L’auteur remercie M. Henri de Régnier à qui il s’est permis d’emprunter cette description du pape au gramophone chez la princesse Mathilde, publiée dans les Nouvelles Littéraires, 11.2.33.
  23. extrait de Mein Kampf, par Adolf Hitler, Munich, 1932.